Page:Ista - Contes & nouvelles, tome II, 1917.djvu/33

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
31

son. Il appelait cela « suivre un régime rigoureux ». Sans attendre que l’élève fût servi, il trinquait dans le vide : « À la tienne, fiston ! » lampait son verre d’un coup de poignet plein d’un chic extrême, et rentrait dans la salle en essuyant sa moustache du revers de son gros gant, un coup à droite, un coup à gauche. Puis il se recoiffait de son masque et criait, de sa grosse voix éraillée : « Au suivant ! »

Tous les soirs, dans ce même café, il a bu des cognacs pendant plus de vingt ans, et je crois bien qu’il n’a jamais connu le prix de cette consommation. Ou du moins, s’il en entendit parler, ce fut tout à fait par hasard, et sans y attacher la moindre importance.

Il est de mode, aujourd’hui, de nier l’influence des maîtres sur leurs disciples. J’ai pourtant remarqué que la plupart de mes camarades de salle, s’ils devinrent des escrimeurs médiocres, firent preuve par la suite d’une remarquable intempérance.

De temps à autre, notre professeur organisait des concours intimes. Pour encourager les nouveaux membres sans toutefois grever le budget de la salle, il avait établi ce règlement bien simple :

« Article premier. — C’est les anciens qui offrent les prix, c’est les bleus qui les gagnent.

Art. 2. — Les bleus paient, en tournées, trois ou quatre fois la valeur des prix qu’ils ont remportés. »

Bien qu’il ne fût inscrit nulle part, je n’ai jamais vu un règlement observé d’une façon aussi rigoureuse que celui-là. Il est sans exemple que le dernier venu, le plus empoté des élèves ne soit pas rentré chez lui avec le premier prix, une cuite formidable, et sans un sou en poche. Car notre vieux maître, seul et unique membre du jury, ordonnateur suprême des