Page:Istrati - Kyra Kyralina.djvu/152

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En me sauvant, à Constantinople, du navire de Nazim Effendi, je devais avoir près de quinze ans… J’étais beau, j’étais bête, j’étais habillé et chamarré comme un fils de prince turc. Mes vêtements à eux seuls valaient le prix d’un beau cheval arabe. Mon ravisseur l’avait affirmé… Puis ma montre, commandée pour moi et exécutée par l’horloger du Sultan ; les bagues dont tous mes doigts étaient chargés ; mon fez, entièrement brodé en fil d’or ; enfin, les lourdes poignées de livres turques, dont le poids, dans mes poches, faisait descendre ma culotte ; j’avais de quoi vivre dix ans sans me donner la peine de soulever une paille.

Mais la fortune ne suffit pas pour vivre. J’avais une grosse douleur dans l’âme, et une plus grosse naïveté dans le cœur, deux tyrannies qui finissent toujours par avoir raison de l’être sentimental. La douleur, c’était ma langueur pour Kyra et pour ma mère, les deux êtres perdus, nécessaires à ma vie ; ma naïveté, c’était ma folle croyance qu’une fois libre, les hommes m’aideraient à les retrouver ; et pour les retrouver j’étais prêt à tous les sacrifices. Je l’étais, inconsciemment, même au sacrifice de mon corps, maintenant vicié, maintenant habitué au nouvel état ; car on s’habi-