— En ce cas, s’écrie le lord ravi de l’unanimité des sentiments de ses enfants, ne laissons point passer l’instant où le sommeil est favorable. Je sonne la retraite. Good night, nice night, (bonne nuit, jolie nuit) ma chère Édith ; et vous, mes garçons, dormez ainsi que des souches.
Des baisers bruissent, des poignées de mains énergiques sont échangées, et tous abandonnent la terrasse, regagnant leurs chambres respectives.
Véritablement, comme l’a affirmé lord Fairtime, le printemps commençant doit être couronné de pavots somnifères, car si les maîtres sont sous l’emprise d’un sommeil irrésistible, les valets qui desservent sur la terrasse, la fille de chambre qui aide la triste Édith à se dévêtir, les domestiques affectés au service du lord et de ses fils, vaquent à leurs fonctions d’un air somnolent, avec des maladresses inaccoutumées, qui démontrent qu’eux aussi seront enchantés de gagner leurs couchettes.
On n’est point dur pour la domesticité au château Fairtime. Les maîtres renvoient promptement leurs serviteurs avec une pitié bienveillante pour leur fatigue visible.
À l’office, où les domestiques se réunissent avant de monter à leurs chambres, un seul d’entre eux se montre pimpant, hilare, éveillé comme une petite souris des champs, ainsi qu’il le dit lui-même en plaisantant l’apathie de ses camarades.
C’est le chef cuisinier, Master Brock, un Allemand entré au service de lord Fairtime depuis trois mois environ.
Celui-là est un artiste culinaire, sa science est incontestable ; il est de plus excellent camarade. Dans l’occurence présente, il le prouve :
— Allons, mes braves amis, une larme de café va vous réveiller un peu. J’en ai confectionné du tout frais pour vous. Les tasses et soucoupes vous attendent.
La boisson parfumée est le péché mignon de tout bon serviteur. Aussi la proposition est accueillie d’enthousiasme. Un instant, tous triomphent de leur indolence pour féliciter le chef de son excellente idée.
Et lui, radieux, enchanté d’être agréable à tous, emplit les tasses aussitôt vidées.
— Allons, encore ceci. Il ne faut pas en laisser. Ce serait me faire injure.
Tous se sont assis autour de la grande table de l’office.
Brook préside, mais lui-même semble atteint par l’épidémie de sommeil qui sévit sur Fairtime. Il cesse de bavarder, ses paupières clignotent. Il appuie les coudes sur la table, enfouit son visage dans ses mains, demeure immobile et silencieux.