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Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/23

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L’HOMME SANS VISAGE

meurait inconnue, devait être très importante.

Cela, il fallait le supporter, puisque je n’avais aucun moyen d’enfreindre les convenances en me lançant dans les appartements privés. Faute de grives, on mange des merles. Je me rabattis donc sur ce qu’il m’était loisible de contrôler.

Ainsi, au milieu de l’affluence sans cesse grandissante, je parcourus :

La salle d’armes, dont le nom indique la décoration, je donnai un coup d’œil à des pièces étiquetées : harnais de guerre de François Ier, canons de Fuenzo, mousquets de Gonzalès d’Almaceda… Je vis des escopettes arabes, des hallebardes, des pertuisanes, des armures…

Tout cela, évidemment, n’avait aucun rapport avec mes préoccupations dominantes. Je passai donc devant ces armes historiques avec une indifférence qui m’eût bien fait mal juger par les collectionneurs, pour me lancer dans la magnifique salle de bal ; dans la riche bibliothèque, formant annexe de la précédente et ornée de tableaux des maîtres espagnols, de tapisseries anciennes, dont on pavoise la façade du palais les jours de fêtes royales ; dans divers autres salons. Et je m’arrêtai devant un mur, derrière lequel devaient commencer les appartements particuliers, ces « private » qui m’intéressaient plus que tout le reste, par la raison péremptoire que l’accès m’en était interdit.

Pour détourner ma curiosité de la faute dangereuse sur laquelle je la sentais s’engager, je revins dans les premiers salons, et priai un invité, isolé comme moi, de vouloir bien me désigner le maître de la maison, le comte de Holsbein-Litzberg.

Mon interlocuteur me montra un homme de taille moyenne, à la charpente puissante, à la face large auréolée de cheveux d’un blond pâle, alors que la barbe soignée avait des tons de cuivre rouge.

Au centre d’un groupe, le comte pérorait avec animation.

Je remarquai que ses traits étaient agités par moments, de fugitifs frémissements. Ses sourcils se fronçaient malgré lui, et dans ses gestes mêmes, on sentait l’effort.

Détail curieux, il me donna à cet instant, l’impression d’un homme en proie aux premières atteintes de la neurasthénie.

Je devais autrement m’expliquer bientôt l’agitation que je constatais en lui et qu’il s’efforçait courageusement de dissimuler.

Tout en l’observant avec une insistance telle que je me suis souvent demandé depuis si je n’étais point guidé par un inconscient pressentiment, je ne perdais pas de vue l’entrée principale.

Soudain, je cessai de m’occuper du comte de Holsbein-Litzberg.

Sur le seuil du premier salon, venait d’apparaître un uniforme qui fait battre le cœur de tout loyal Anglais.

Un capitaine d’état-major de notre armée était là, grand, sec, blond, à peu près de mon âge, s’avançant avec cette morgue souveraine que les officiers des autres nations cherchent à imiter sans pouvoir y parvenir.

Ah ! le capitaine représentait dignement l’Angleterre, la grande île que la valeur de ses enfants a fait la reine des mers, la souveraine du monde.

Je demande pardon à tous de cette bouffée de lyrisme.

J’ai remarqué que chaque peuple se déclare le roi du monde tout comme nous. Cela tient sans doute à ce que chacun est roi du petit morceau de territoire qu’il occupe. Aussi pensé-je mériter l’indulgence que j’accorde volontiers aux autres.

Mais ce n’est point là ce qui me préoccupa à cette heure.

L’uniforme anglais ne se voit que rarement à Madrid. Aussi me déclarai-je sans hésiter que ce capitaine d’état-major était celui que j’attendais, sir Lewis Markham.

Et poussé par mon désir de savoir, comme par une faim dévorante longtemps contenue, mise tout à coup à portée d’une table copieusement servie, je marchai aussi vite que possible vers