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L’HOMME SANS VISAGE
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l’officier, je le joignis et m’inclinant, avec grâce, j’ose le dire :

— Sir Lewis Markham, je pense, fis-je, puis me désignant moi-même : Max Trelam.

Cette présentation eut un effet immédiat.

La figure du capitaine s’illumina d’un sourire, ses mains saisirent les miennes, les serrèrent avec effusion, tandis qu’il prononçait ces paroles, aussi étranges qu’inattendues :

— Max Trelam… Ah ! mon cher camarade, quelle bonne fortune de vous revoir. Allez, allez, vous n’étiez pas oublié par mon cœur. On n’oublie pas les vieux camarades de l’Université d’Oxford.

J’ai, je le garantis, une certaine habitude des propos interrompus, mais, dans le cas présent, je demeurai sans voix.

Ce camarade d’Oxford, se révélant subitement, me plongeait dans un étonnement d’autant plus légitime que j’ai fait toutes mes études à l’Université de Cambridge.

Et tandis que je délibérais encore en moi-même sur l’opportunité d’une réponse adéquate, sir Lewis me prit familièrement le bras et m’entraînant :

— Allons saluer M. le comte de Holsbein… Après, nous bavarderons. Joie et contentement, nous aurons à nous rappeler la vieille Université.

Ma foi, je me laissai faire.

Nous présentâmes nos devoirs au comte qui nous répondit avec une évidente distraction, bien que son regard me parût se fixer sur mon compagnon avec une singulière expression interrogative et haineuse.

Ce soin de politesse rempli, le capitaine m’entraîna de nouveau avec lui vers l’une des portes-fenêtres s’ouvrant sur la terrasse qui, on se le rappelle, domine le jardin d’environ deux mètres.

Il parlait, parlait, me rappelant des souvenirs d’Oxford, que je n’avais certainement pas emportés de Cambridge.

— L’an dernier, j’ai rencontré Holser, vous savez, Holser, notre capitaine de foot-ball, un colosse de six pieds et des pouces, fort comme un taureau… Oui, je vois, vous revoyez en pensée… le brave vieux garçon, qui n’était jamais de nos parties de plaisir, parce qu’il consacrait ses loisirs à sa plus jeune sœur Kate… Kate, nous étions durs pour ce pauvre laideron. Ses yeux, disions-nous, ont dû être unis par un mariage de raison, car ils ne consentent jamais à regarder du même côté.

Seulement, à mesure que ses « remembrances » se succédaient, sir Lewis Markham baissait le ton, par gradations insensibles, si bien qu’en arrivant à la terrasse, sa voix n’était plus qu’un chuchotement.

Cette soirée de novembre avait une douceur de printemps. Madrid, la ville froide, balayée par les âpres vents de la Nevada, donne parfois à ses habitants des surprises de température clémente.

Quelques couples, lassés sans doute par la chaleur des salons, erraient comme nous en cet endroit, humant quelques bouffées d’air frais, avant de se replonger dans la fournaise.

Le capitaine m’amena à l’une des extrémités, s’assura d’un regard rapide qu’aucun indiscret ne se trouvait à portée, puis lentement, d’une voix légère comme un souffle :

— Il est admis maintenant que nous sommes des camarades d’Université. Rien de plus naturel que notre entretien. Heureux de nous revoir, nous sommes gais. Quand je vous toucherai le bras, ayez la bonté de rire très ostensiblement.

J’inclinai la tête, je m’habituai à la situation baroque d’avoir pour camarade cet officier que je voyais pour la première fois.

Il craignait d’être espionné. Cette crainte expliquait tout.

Il continuait d’ailleurs :

— Je vous déclarerai d’abord tout franchement que ce qui se passe en ce moment, de vous à moi, est complètement à l’encontre de mes souhaits. J’ai résisté le plus possible, mais la direction du Times est puissante ; elle a pris l’engagement de ne rien publier de ce que vous apprendriez, avant que l’auto-