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Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/49

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L’HOMME SANS VISAGE
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atteindre le rideau qui cache la porte de communication avec la salle voisine, une voix d’homme se fait entendre.

— Niète, dit-elle, c’est par un domestique que j’ai appris votre retour dans ma maison. Pourriez-vous me dire pourquoi vous n’avez pas jugé à propos de venir vous-même calmer l’inquiétude qui me torturait, vous n’en doutez pas ?

Je reconnais cet organe, perçu la veille dans le trajet des salons à la Chambre Rouge.

Le comte de Holsbein est entré dans le pavillon.

Je suis bloqué. Je dois rester immobile, entendre ce que Mlle de Holsbein veut laisser ignorer à tous vraisemblablement, puisqu’elle songe à ensevelir sa jeunesse dans un couvent cloîtré.

La tenture n’est pas retombée complètement. Entre l’encadrement de la baie et le rideau, il existe un espace libre.

Mon regard se glisse par cette étroite ouverture et je vois… comme je vais entendre. Cette fois, je ne puis m’accuser. Ce n’est point par ma faute que j’assiste, moi troisième, à l’entretien de ce père, de cette enfant, qui se trouvent en face l’un de l’autre.


XIII

X 323 S’EST VENGÉ


Cependant, je me sens le cœur serré.

Il y a véritablement des instants où l’on sait qu’il va se produire un fait, qui modifiera notre état d’âme ou l’orientation de notre existence.

Je ne me suis jamais mêlé aux discussions des adeptes du spiritisme contre les fervents du magnétisme, lesquels cherchent, chacun en ce qui le concerne, à canaliser au profit de la science qu’il pratique, ces manifestations des rapports moraux de l’individu avec le monde extérieur invisible.

Je me borne comme toujours à enregistrer le fait.

Ces réflexions, j’eus le loisir de les exprimer pour moi-même, car un grand silence suivit l’interrogation du comte de Holsbein.

Je voyais distinctement le père et la fille à travers le léger écartement de la tenture.

Lui, vaguement inquiet, questionnant de tout son être.

Elle, comme repliée sur elle-même, un égarement dans les yeux, tremblant à ce point que le frissonnement de son corps m’était perceptible.

Elle souffre, la malheureuse petite, elle souffre au delà de tout ce que j’ai supposé jusque-là.

Je sens en elle une angoisse surhumaine, une horreur de sa pensée, une terreur d’être en face de son père.

Sans doute, il devine vaguement ces choses, car il a une longue hésitation avant de reprendre :

— Vous ne me répondez pas, Niète. Pensez-vous donc que ma fille ait le droit d’agir ainsi ?

C’est d’une voix sourde qu’elle murmure :

— Mon père, ne m’interrogez pas…

Il fronce les sourcils. L’homme de combat qui est en lui, s’irrite de cette résistance inexplicable.

— Teufel ! grommelle-t-il. Est-ce que vous vous figurez que je vais me contenter de pareilles phrases creuses ?… Vous l’avez vu hier, je suis entouré d’ennemis, je ne sais pas pourquoi…

— Oh !

Ce oh ! c’est un cri de protestation éperdue que Niète n’a pu retenir. Il vibre terrible dans la salle, amenant sur les traits du comte une contraction soudaine.

— Ah ! gronde-t-il, tandis qu’en ses yeux s’allume un éclair, voilà bien ce que je pressentais… Pour que ma petite Niète ne soupçonne pas mes angoisses depuis sa disparition ; pour qu’elle juge opportun de me refuser la joie de la savoir sauvée ; pour qu’elle permette que ce bonheur de la savoir vivante, libre, me soit jeté par un domestique indifférent ; il faut que mes ennemis l’aient gagnée à leur cause.

C’est une clameur déchirante qui sonne dans le silence.