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L’HOMME SANS VISAGE

— Oh père ! moi votre ennemie !

— Eh bien, alors, répondez, je le veux.

— Vous me demandez l’impossible.

— Pourquoi cela est-il si difficile à dire ? Ma fille a-t-elle honte de ses pensées, qu’elle n’ose les formuler devant moi ?

Je frissonne. Je sens le vent de la fatalité souffler sur ces deux êtres.

Niète a jeté brusquement ses bras en avant. Ses mains sont jointes. Elles supplient en un tremblement convulsif.

— Oh ! père, n’insistez pas. Puis, fondant en larmes :

— Je partirai… le couvent… Je serai la seule victime… Je ne puis pas, je ne dois pas juger mon père… je prierai pour lui !

Ah ! ce ne fut plus de la pitié que j’éprouvai pour Mlle de Holsbein !

Ce fut de l’admiration pour cette réserve filiale survivant à un désastre moral, dont je devinais la profondeur sans la pouvoir mesurer.

Le comte était demeuré un instant interdit. Il la regardait, le visage caché dans ses mains fines, les épaules soulevées par les sanglots.

Mais l’homme de proie n’était point taillé pour les méditations inactives.

Un flot de sang empourpra ses joues ; et, brutal, incisif, trahissant l’anxiété qui l’avait fait se lancer à la recherche de sa fille, je le compris à ce moment, il prononça :

— Que vous a-t-on dit ?

Niète secoua désespérément la tête : elle ne voulait pas répondre.

Mais il la saisit par le poignet, la secoua rudement.

Je fus sur le point de m’élancer au secours de la malheureuse enfant… Par bonheur, le destin ne permit pas que j’offrisse, aux yeux du comte de Holsbein, le champion qui n’eut pas dû se trouver là.

Sous la poussée, sous la douleur, une faiblesse détendit les nerfs de la jeune fille. Elle fléchit sur ses genoux, et dans l’attitude de la prière, devant cet homme frémissant de courroux, elle sanglota :

— Père ! père ! pardonnez-moi… Je vous implore. Ne lancez pas ces millions d’hommes sur les champs de bataille… Les morts crieraient contre vous !… Vous seriez le meurtrier.

Je chancelai. Un éclair rouge passa devant mes yeux.

Elle savait le terrible secret de son père.

Et je compris l’épouvante de la jeune fille, marquée au front, marquée à l’âme, par cette blessure inattendue : être la fille d’un espion !

Je sentais le vertige né en elle, la chute des illusions.

Jusque-là elle avait vécu insouciante, heureuse, la vie d’une riche héritière. L’existence lui était apparue peuplée de sourires, de fleurs, d’harmonies… Elle avait rêvé le mariage peut-être, le compagnon heureux et doux comme elle, ignorant des rudesses que donne l’âpre combat pour la vie.

Et, tout à coup, le voile s’était déchiré, démasquant à ses regards l’affreuse vérité.

Elle était la fille, elle portait le nom d’un espion.

Quel écroulement. Ah ! pauvre enfant !

À cet instant, le visage de mon directeur du Times se présenta à ma pensée. Pourquoi, je l’ignore. Est-ce que l’on connaît le mystère décousu qui préside aux mouvements de l’esprit ?

Je me confiai que le « patron » serait bien surpris s’il voyait Max Trelam, le reporter imperturbable, la figure sillonnée de larmes, derrière ce rideau qui l’isolait du drame, auquel il prenait tant de part.

Je tressautai, en entendant la voix du comte s’élever de nouveau :

— Idées de petite fille, jeta-t-il dédaigneusement.

Ah çà ! Il avait du ressort, pour ne pas demeurer écrasé sous la révélation.

Niète dut ressentir une impression analogue, car elle leva sa tête inclinée, fixant sur son interlocuteur son regard bleu, empreint d’une inexprimable anxiété.