Page:Ivoi - La Mort de l’Aigle.djvu/188

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gentilhomme qui parle à la fille du comte de Rochegaule ; un gentilhomme qui sent proches de grands malheurs et qui vous supplie de les éviter.

— Je vous suis reconnaissante de ces paroles, Sire. Elles me décideraient à l’obéissance, si quelque chose au monde pouvait m’amener à ce que je considère comme une trahison envers le pays qui m’a vu naître. Mais pourquoi exiger de nouvelles hontes de ma famille ?… Ne vous suffit-il pas que le vicomte d’Artin combatte sous votre drapeau, qu’il affiche l’insolente volonté d’entrer en vainqueur dans Paris, dans la capitale de France ?

— Pour en chasser l’usurpateur, gronda le vicomte.

Lucile secoua la tête :

— Non pas… ; mais pour obtenir places, titres, pensions… Ô honte ! On simule des convictions… Tout pour le roi, dit-on…, et l’on est seulement un aigrefin cherchant à arracher un profit de la patrie expirante.

— Sapristi, ma sœur, ricana d’Artin en fronçant les sourcils, le capitaine Vidal vous a bien catéchisée.

Mais elle ne s’émut pas de l’outrage, et la tête haute :

— Qu’il en soit béni…, car il m’a appris l’honneur que vous-même avez oublié.

Furieux, le vicomte allait répliquer. Alexandre le prévint :

— Silence ! Seul je dois m’entretenir avec Mlle de Rochegaule.

Et d’un ton doux, presque suppliant :

— Réfléchissez, Mademoiselle, réfléchissez, je vous en conjure.

— Toute réflexion est inutile, Sire.

— Cependant… ?

— Votre Majesté veut-elle me permettre une question ?

— Sans doute.

— Tout à l’heure, Sire, vous avez bien voulu me dire : Je ne suis ici qu’un simple gentilhomme… Laissez-moi m’exprimer comme si cela était vrai.

— Cela est vrai, appuya Alexandre.

— Eh bien, reportons-nous de deux années en arrière. Nous sommes en 1812… la Russie est envahie par la Grande Armée ; Napoléon marche sur Moscou, la ville sainte. Vous, homme noble, vivant en un castel, vous avez une fille, une sœur. Un jour, un émissaire se présente devant vous. Il vous dit : Donne ta fille, donne ta sœur à tel secrétaire de l’Empereur. Par ce moyen, la Russie sera définitivement vaincue. Qu’auriez-vous répondu, Sire ?

Tandis que la jeune fille prononçait ces mots, le Czar baissait, les yeux ; tout son être exprimait le malaise.