Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/397

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fatalité. Sous les yeux de ces trois êtres dont l’âme agonise au haut de Bellevue, tout plie, tout cède, les régiments se disloquent, se mêlent en un effroyable désordre.

Seuls, les bataillons de la Vieille Garde restent inébranlables.

On les distingue, formés en cinq carrés, résistant à la fois aux Anglais et aux Prussiens, fondant, se rapetissant sous la grêle de boulets et de balles que l’ennemi fait pleuvoir sur eux.

Ils reculent lentement. Il semble qu’après chaque décharge on entend la voix calme des officiers commandant :

— Serrez les rangs.

Le front des carrés a diminué de moitié, mais aucun n’a été entamé.

Sans pensée, muets d’horreur et d’admiration, Lucile et ses compagnons regardent toujours.

Soudain, Marc Vidal a un gémissement.

On dirait que sa voix éveille Espérat, Mlle  de Rochegaule. Ils sortent de leur anéantissement et le jeune homme murmure :

— Allons là-bas.

— J’irai seul, riposta le commandant.

Et montrant Lucile :

— Reste auprès d’elle.

Mais la jeune fille a entendu. Résolument, elle prend la main des interlocuteurs :

— Allons là-bas, dit-elle avec force.

Ils vont protester, refuser. Elle les arrête d’un mot :

— C’est le devoir.

Puis devenant tendre, se faisant suppliante, sollicitant le danger ainsi qu’une faveur :

— Pourrai-je vivre si vous succombez.

Malgré l’immensité de leur douleur, Espérat et son ami trouvent encore une larme pour remercier Lucile de cet abandon si franc, si courageux d’elle-même.

Ils ne résistent plus.

— Allons.

Ils s’élancent. Presque courant, ils parcourent le flanc du coteau qui regarde la Senne. Ils parviennent au bord de la rivière.

Les arbres qui la bordent leur cachent la bataille.

Un besoin de savoir, d’arriver là-bas, les étreint.

Oh ! ils sont certains que c’est la défaite, qu’aucun miracle ne ramènera la victoire, et cependant, ils ont au fond du cœur cet espoir obstiné, sans raisonnement,