Page:Ivoi - Massiliague de Marseille.djvu/216

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Maintenant Pierre souriait :

— Je comprends, chef, je comprends pourquoi vous teniez à parvenir jusqu’ici. Une position imprenable pour le camp, et une ligne de retraite assurée. Mais comment savez-vous ces choses ? Voilà dix années que je bats le désert avec vous, et jamais nous ne sommes venus en cet endroit.

Le visage de Francis se couvrit d’une teinte de mélancolie :

— J’y étais venu, moi, deux ans avant de te rencontrer.

— Votre première campagne sans doute ?

— Presque.

Un instant, Gairon sembla hésiter, puis haussant les épaules avec insouciance :

— Après tout, je n’ai rien fait de mal. Vois-tu, Pierre, j’avais dix-huit ans. J’étais l’engagé d’un vieux chasseur de loutres que les Apaches, qui le connaissaient bien, appelaient le Renard Sanglant. Nous avions poussé jusqu’en Sonora et nous revenions, ayant vendu nos fourrures un bon prix. Nous fûmes éventés par un parti de maraudeurs rouges, qui nous donnèrent une chasse ardente. Nous les aurions dépistés comme à l’ordinaire, car le Renard Sanglant était aussi fécond en ruses que valeureux au combat. Par malheur, en longeant une rivière, mon compagnon fut piqué au pied par un insecte venimeux. Il eut beau ouvrir la plaie avec son couteau, faire couler le sang, le poison pénétra dans ses veines. Une enflure violacée, douloureuse, alourdissait sa marche. Alors, il me conduisit sur ce plateau.

« — Regarde, dit-il, ici on est assuré de se bien venger avant de mourir. Dans un jour, deux au plus, le poison m’aura tué. Mais mes bras seront atteints les derniers. Jusqu’au moment suprême je pourrai fusiller les vermines rouges. Qu’est-ce qu’un chasseur qui a bien vécu peut désirer de mieux ?

« Son calme me faisait peur. Je n’étais point encore familiarisé avec les âpres émotions du désert… Et puis j’avais dix-huit ans. Il est dur de dire adieu à a vie, alors qu’elle commence à peine…

Gairon s’arrêta une seconde… Et avec une mélancolie poignante, il poursuivit :

— Je pleurai… je l’avoue à ma honte… Ah ! si j’avais pu deviner ce que je devais souffrir aujourd’hui, j’aurais appelé la mort comme une libéra-