Page:Ivoi - Massiliague de Marseille.djvu/297

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— Sans doute.

— Alors, chef, vous vous figurez que demain et après-demain nous fournirons la même carrière que ces deux dernières nuits ?

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi, je vais vous le dire. À cette heure, le besoin de nourriture commence à se faire sentir, mais nous sommes échauffés par la marche et nous ne sentons pas la lassitude. Mais, dans quelques heures, nous devrons nous arrêter, dormir… Au réveil, nos jambes n’auront plus d’élasticité, notre volonté aura perdu de sa vigueur… Je connais cela… vous aussi, parbleu ! Tout vrai chasseur, même avec ses armes, a connu la faim dans la prairie.

Et comme Francis, vaincu par la logique des choses, baissait la tête sans répondre, l’engagé poursuivit avec force :

— Nous nous remettrons en route cependant, mais, malgré notre désir, nous irons moins vite. Cela durera un jour, deux jours… il y en aura quatre alors que nous n’aurons rien mangé. C’est le moment dangereux, celui-là… On a des visions, des hallucinations ; on voit, dans une espèce de rêve, des rivières poissonneuses, des pâturages où s’ébattent bœufs, moutons, bisons, daims… On ne souffre plus, mais, la tête ballottée comme celle d’un homme ivre, on perd la notion exacte des choses… on n’est pas plus à redouter qu’un enfant.

Il conclut paisiblement :

— Cela m’est égal… Je voudrais déjà être à ce quatrième jour où l’on dîne en rêve, où l’on ne sent plus la faim… mais, d’ici là, je souhaiterais être dispensé d’une fatigue sans but… Je me coucherais là, tranquillement, et je dormirais.

Doucement, Francis appuya sa main sur l’épaule de l’engagé.

— Eh bien ! dors, mon pauvre Pierre, dors… Il n’est pas juste que tu sois la victime de la folie qui est en moi… Dors, je poursuivrai seul.

Ces simples paroles rappelèrent à lui le chasseur.

— Vous laisser seul… Pour qui me prenez-vous ?… Je suis votre engagé, je dois vous accompagner partout.

— Mais ta faim, ta fatigue…

— Tant pis pour moi… j’aime mieux mourir en souffrant que mourir déshonoré. Allez, profitez du