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LAVARÈDE DEVIENT « MORT »

sortie des « marchandises ». Une cinquantaine de « bières » posées sur des chevalets, étaient alignées le long des murailles. Au-dessus de chacune était ficelée une étiquette portant un numéro d’ordre.

Vincents commença par s’enfermer soigneusement, puis choisit dans un trousseau de clefs celle de la porte du quai et alla ouvrir à son cher cousin.

Un instant après, les deux hommes étaient assis côte à côte et surveillaient une casserole où le rhum, échauffé par la flamme d’une lampe à esprit-de-vin, faisait entendre un grésillement du plus heureux augure. Malgré un certain embarras de la langue, le « veilleur » parlait beaucoup, commençant des histoires qu’il ne terminait pas, et ne conservant dans le trouble de ses idées qu’une pensée nette. C’était la seule, aussi l’exprimait-il fréquemment.

— By God, disait-il, j’ai le gosier sec comme amadou. Pressez le punch, cousin, que je lui donne l’accolade.

Enfin Lavarède déclara à point le mélange contenu dans la casserole et servit largement l’employé. Mais on eût dit que le breuvage augmentait encore la soif de Vincents. Il engloutissait les verres de punch avec une rapidité prodigieuse, sans s’apercevoir que son compagnon ne buvait pas.

L’effet de ce surcroît d’alcool fut foudroyant. L’irlandais cessa brusquement de bavarder, ses yeux se fermèrent malgré lui. Il oscilla sur l’escabeau qui lui servait de siège et il serait infailliblement tombé à la renverse si Armand ne l’avait reçu dans ses bras.

Doucement, le Parisien le coucha sur le sol, où l’ivrogne s’étendit avec un grognement de béatitude.

— Ouf ! murmura Lavarède, m’en voici débarrassé. Maintenant, à l’ouvrage.

Sur une table étaient rangés les outils : tournevis, marteau, etc., nécessaires pour réparer les accidents survenus aux colis. Le jeune homme s’en empara et fit le tour du hall en consultant les étiquettes des cercueils. Le numéro 49 frappa bientôt ses regards. Lavarède s’arrêta, en proie à une émotion singulière.

Devant lui s’allongeait la bière de chêne verni, curieusement fouillé, qui contenait la dépouille du Mandchou Kin-Tchang. Dans cette demeure exiguë, le mort avait rêvé de dormir le sommeil éternel. Il avait pensé, protégé par elle, retourner au pays natal d’où, vivant, il avait dû s’exiler ; et à l’idée de tromper ce suprême espoir, de dépouiller cette chose sans nom qui avait été un homme, le Parisien sentit s’accélérer les battements de son cœur, pendant qu’une sueur glacée perlait à ses tempes.