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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

Il fut sur le point de renoncer à son expédition, de s’enfuir, pour ne pas devenir profanateur d’un tombeau, mais il se ressaisit. Après tout, c’était un Chinois, un de ces magots dont, tout petits, les Occidentaux apprennent à rire ; et puis, en somme, quel tort lui faisait-il ? La terre de l’empire du Milieu était-elle préférable au linceul vert des eaux ?

Brusquement, Lavarède desserra les écrous qui maintenaient le couvercle du cercueil et découvrit la caisse. À l’intérieur, capitonné de satin bleu brodé d’or, dans une sorte de nacelle de plomb, le Mandchou apparut, les coudes au corps, les bras repliés de telle sorte que les index, s’appuyaient aux lobes des oreilles. Ses yeux grands ouverts (en Chine on ouvre les yeux du défunt, alors que dans nos pays on les ferme) semblaient regarder avec une fixité inquiétante les paysages de l’au-delà. À ce moment passa dans l’air comme un murmure de voix. Lavarède se retourna, saisi par une angoisse inexplicable. Mais presque aussitôt, un sourire distendit ses traits. Le bruit venait du côté où dormait Vincents. L’ivrogne rêvait.

Courir à lui, lui prendre son trousseau de clés et revenir au Mandchou fut l’affaire d’un instant. Avec mille précautions, le journaliste fit glisser le cercueil à terre, et surmontant sa répugnance, il saisit Kin-Tchang par le milieu du corps. D’un brusque effort, il le tira de la caisse, et, frissonnant au contact ; de son lugubre fardeau, il marcha vers la porte du quai. Il l’atteignait presque, quand Vincents l’appela :

— Mon cousin !

Le jeune homme s’arrêta, les pieds cloués au sol, et tourna la tête vers l’ivrogne. Dans ce mouvement, il se trouva nez à nez avec le mort, dont le chef reposait sur son épaule. Le Mandchou semblait sourire. Certes, si d’une autre patrie, il assistait à la scène, il devait se trouver bien vengé par les transes de son ennemi. Lavarède subissait une sorte d’hypnotisme ; les yeux fixés sur les yeux de Kin-Tchang, il avait le cou comme ankylosé et ne pouvait détourner la tête.

Une minute se passa ainsi, un siècle… pendant lequel Armand, gagné par l’immobilité de celui qu’il portait, croyait à tout moment sentir s’abattre sur son épaule la main de Vincents. Mais rien ne bougea. Peu à peu, le Parisien se rassura, ses muscles tendus s’assouplirent… Un ronflement sonore lui prouva que l’employé n’avait pas cessé de dormir, et il se mit en devoir d’ouvrir la porte. Le quai était désert.

— Sapristi ! est-ce qu’il manquerait au rendez-vous ? grommela Armand. Non, reprit-il, après une inspection plus attentive, je crois reconnaître la silhouette de l’individu qui arrive là-bas.