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LAVARÈDE DEVIENT « MORT »

À peu de distance, en effet, un homme marchait à petits pas, sans bruit, grâce à ses semelles de feutre. Lavarède adossa le corps du Mandchou au mur et se dirigea vers le promeneur. Ce dernier le regardait venir. Il le reconnut de son côté, car il lui demanda :

— Avez-vous réussi ?

— Parfaitement ! Le traître attend votre bon plaisir.

Le lettré à bouton d’ambre, — c’était lui, — eut un geste joyeux.

— En ce cas, faisons vite.

Sans émotion, cette fois, Armand retourna au hall, rechargea l’infortuné Kin-Tchang sur son épaule et le porta jusqu’au bord du quai. Le mandarin se pencha sur le mort.

— C’est bien lui, dit-il avec l’accent de la haine, le « Lotus blanc » est vengé.

Il descendit alors quelques marches de l’un des escaliers de débarquement ménagés dans le quai et ramassa avec peine un cylindre de fonte qu’il avait sans doute caché là par avance. Une corde solide l’assujettit à la ceinture du cadavre et, tranquillement, le Chinois poussa le tout dans l’eau.

Un bruit mat, suivi d’un éclaboussement, de grands cercles concentriques s’éloignent lentement du bord, puis plus rien. Le miroir liquide redevint uni, effaçant toute trace de l’opération funèbre. Le lettré tendit un paquet de banknotes à Lavarède :

— Voici les deux mille dollars qui vous sont dus. Adieu, mon compagnon. Que la divinité vous soit propice.

Et il s’éloigna rapidement, peu soucieux sans doute de demeurer plus longtemps sur le théâtre de ses exploits.

Armand le suivit des yeux, et quand sa silhouette se fut confondue avec l’obscurité, il rentra dans le hall. Un instant après, le cercueil de plomb contenu dans le coffre allait rejoindre la dépouille du Mandchou : cela faisait de la place. Lavarède ne tremblait plus. À l’aide d’une vrille, il perça de quelques trous les parois de la caisse, où il comptait vivre désormais.

Ces préparatifs terminés, il remit à leur place les outils de la Compagnie et rattacha les clefs à la ceinture de Vincents. L’employé ronflait toujours. Un sourire flottant sur ses lèvres, le Parisien le considéra, puis il introduisit dans une enveloppe qu’il avait préparée les banknotes du mandarin, la ferma soigneusement et la plaça bien en vue sur la chaise qu’occupait naguère son pseudo-cousin. Cela fait, il ramassa les vivres dont il s’était chargé en quittant le China-Pacific-Hotel, les déposa dans la bière vide