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LAVARÈDE DEVIENT « MORT »

des limites ; malgré son exaspération, l’usurier s’endormit de ce sommeil profond improprement appelé sommeil de l’innocence.

Au milieu de la nuit, il fut réveillé en sursaut par un bruit éclatant qui retentit sous le plancher de sa cabine. Bouvreuil n’était rien moins qu’un héros. Il se dressa sur son séant et, très ému, prêta l’oreille. Mais le silence s’était fait. Au bout d’un instant, le propriétaire se renfonça dans ses draps en maugréant. Il avait eu un cauchemar, voilà tout. Au-dessous des cabines était le compartiment réservé aux cercueils. Quelle apparence que le vacarme vînt de là ! Les défunts couchés dans leurs bières sont gens silencieux, de voisinage paisible. Le doute n’était pas permis, Bouvreuil avait rêvé. Et sur cette affirmation, le délégué des porteurs de Panama s’était rendormi benoîtement.

Pour une fois, sa perspicacité était en défaut ; le bruit venait bien réellement de la soute aux trépassés. Lavarède, une fois enfermé dans sa bière, s’était ennuyé fermement, on le devine. Aux secousses qui agitaient sa prison, il avait compris qu’on l’embarquait. Puis la trépidation de l’arbre de l’hélice lui avait indiqué le moment du départ ; et, bien qu’il fût à l’étroit, il respira à l’aise lorsque le mouvement du roulis agitant le Heavenway d’un bord à l’autre lui eut apprit que le steamer avait gagné la haute mer. Nul ne pénétrait dans le compartiment funèbre. Le journaliste put donc sortir de sa caisse et se dégourdir les membres, quelque peu alourdis par sa longue immobilité. Certes, la promenade entre deux rangées de cercueils n’avait rien de folâtre ; certes aussi l’atmosphère était imprégnée d’une senteur musquée particulière à la race jaune ; mais, comme le jeune homme se le déclara à lui-même : « Il n’était pas là pour s’amuser. »

Tant bien que mal, les journées du 7 et du 8 août se passèrent ; mais le matin du 9, Armand constata avec inquiétude que ses provisions empruntées à l’office du China-Pacific-Hotel étaient épuisées. Un peu de chocolat, un croûton de pain, voilà tout ce qui lui restait pour accomplir une traversée de trente-deux jours !… Il ne s’abandonna pas au désespoir et résolut tout simplement d’attendre la nuit pour se glisser vers la cuisine et renouveler ses approvisionnements.

Elle fut longue à venir, cette nuit. L’estomac vide du voyageur protestait contre la lenteur des heures, mais les objurgations de cet organe n’influèrent pas sur la détermination du Parisien. Une imprudence pouvait tout perdre. Il valait mieux souffrir un peu et ne quitter sa cachette qu’au moment où, sauf les matelots de quart occupés sur le pont, tout dormirait à bord. Enfin, cet instant impatiemment désiré arriva.