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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

Armand quitta le compartiment des « rapatriés », se glissa le long des coursives et atteignit sans encombre l’office, qui, sur les bâtiments modernes, remplace l’ancienne soute aux vivres. Biscuits, conserves de bœufs, bidons de vin furent empilés à la hâte dans un morceau de toile que notre explorateur trouva là.

Son butin empaqueté, il reprit en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir. Mais la chance qui avait protégé son excursion jusque-là, l’abandonna soudain. Dans le couloir des cabines, Lavarède se trouva face à face avec un homme de l’équipage. Le corridor était étroit. Le matelot dévisageait Armand et paraissait surpris de ne reconnaître en lui ni un de ses camarades, ni un des passagers.

What are you doing here ? demanda-t-il.

— Ce que je fais ici, commença le journaliste…

Ce qu’il faisait, il ne pouvait le dire. Un coup d’audace seul était capable de le tirer de là. Brusquement, il se jeta sur le marin sans défiance encore, lui passa la jambe et, tandis que l’Américain « nageait » sur le plancher, il s’élança en courant dans la direction du compartiment des cercueils. Mais l’homme, furieux, s’était relevé et se précipitait à sa poursuite. Armand tourna la tête sans ralentir son allure. Vingt pas le séparaient de son ennemi. C’était suffisant. D’un dernier effort, il atteignit la porte du compartiment, bondit dans sa bière et y disparut en faisant retomber le couvercle avec fracas au moment même où le matelot s’apprêtait à entrer dans le hall.

L’Américain s’arrêta net. D’un coup d’œil il avait reconnu le lieu où il se trouvait, et ce bruit subit, inexplicable, le terrifiait. Tous superstitieux, les marins. Sans crainte ils bravent les éléments déchaînés mais tremblent au seul nom de l’invisible.

L’homme n’alla pas plus loin. Il referma soigneusement la porte de la « chambre des morts », dans laquelle, ému, il avait jeté un regard un peu troublé. Rien d’insolite ne lui était apparu. Il remonta sur le pont, assez bouleversé ; là, il confia son aventure aux matelots de quart, et tous, sans hésitation, déclarèrent que le camarade avait rencontré un revenant. Et ils pouvaient bien le dire, par un raisonnement logique : les morts seuls habitent chez les morts ; sans nul doute, on se trouvait en présence d’une âme séparée de sa guenille terrestre sans être en état de grâce.

Impressionné par les appréciations de ses compagnons, celui qui avait poursuivi Lavarède commença à n’avoir plus une perception bien nette de l’événement. Il en arriva à se figurer qu’il avait senti s’appliquer sur son