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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

de reconnaissance… agissez à votre guise. Je vous donne carte blanche.

La cloche du déjeuner réunit au « carré » les officiers et les passagers.

L’Anglaise avait repris son air souriant, mais le rose de ses joues s’était légèrement accentué et ses yeux pétillaient de malice, ainsi que ceux d’un jeune chat auquel le hasard accorde un tête-à-tête avec un fromage à la crème. Bouvreuil fit toutes ces remarques, non sans une certaine inquiétude. Miss Aurett ne le regarda même pas. Tranquillement, elle s’assit à sa place habituelle, causa comme à l’ordinaire des menus incidents du bord, et parut avoir oublié ce qui s’était passé le matin. Mais, quand le café fumant eût été versé aux convives, elle interrompit tout à coup le capitaine Mathew au milieu d’une dissertation sur les « frégates » ces admirables oiseaux que l’on rencontre en pleine mer, à cinq ou six journées des côtes.

— À propos, capitaine, et le fameux revenant ?

— On ne l’a pas revu, mademoiselle.

— Vraiment ! Vos marins doivent être rassurés ?

M. Mathew fit la grimace :

— Peuh !

— Quoi ! ils tremblent encore ! Un esprit… gardé par un factionnaire n’est cependant plus à craindre.

Elle riait en parlant ainsi. Son ton gouailleur piqua le capitaine au vif.

— Eh ! mademoiselle, les matelots sont courageux lorsqu’il s’agit d’un danger connu. La tempête, la foudre ne les empêchent pas de veiller à la manœuvre ; mais contre… les choses de l’autre monde, contre les êtres impalpables, l’homme le plus brave ne peut rien.

Il avait baissé la voix sur ces mots, prouvant ainsi qu’il n’émit pas à l’abri de toute inquiétude. La gaieté d’Aurett parut s’en augmenter. Elle reprit :

— Vous n’avez pas un marin anglais dans l’équipage ?

— Non, tous Américains, mais pourquoi ?

— Parce qu’il aurait redonné du cœur aux autres.

On sait l’antagonisme qui existe entre la vieille Albion et la jeune Amérique, entre John Bull et son fils Jonathan. Rien ne pouvait être plus désagréable au capitaine que la réflexion de la jeune fille.

— Un Anglais, répliqua-t-il d’un ton bourru, ne ferait pas autrement que les autres.

— Oh ! que si !

M. Mathew devint cramoisi.

— Eh bien ! je vous parie, commença-t-il…

Mais il s’arrêta et continua avec plus de calme :