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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/219

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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

versée. Le ciel uniformément bleu semblait une immense coupe de lazuli renversée sur le plateau d’émeraude de l’océan. La jeune Anglaise se montrait nerveuse, agacée ; vainement sir Murlyton, toujours impassible, ainsi qu’il convient à un véritable gentleman, faisait de son mieux pour l’amener à la patience : il perdait son temps. Aurett avait dû prendre en grippe le soleil, — car son visage ne se rassérénait qu’à l’heure où l’astre radieux, ayant achevé sa course, disparaissant à l’horizon dans une apothéose de pourpre.

Le dîner terminé, elle ramenait son père à l’arrière et là, penchée sur le bordage, elle regardait les lames allongées s’élever sous les poussées de l’hélice en bouillons phosphorescents. Elle prétendait reconnaître des lettres dans les rapides lueurs serpentant sur l’eau sombre. Lesquelles ? La jeune fille ne s’expliquait pas à ce sujet ; mais sûrement elle aimait à les considérer, car sa contemplation durait longtemps. Et quand sur le navire endormi, le « quart » seul veillait à la sûreté de tous, elle disait à son père avec un accent intraduisible :

— Descendons au compartiment des Chinois, le voulez-vous !

— Tous les soirs alors !… pourquoi ?…

— Pour savoir ce que nous rencontrerons demain. M. Lavarède marque la route du bâtiment sur la carte que je lui ai donnée ; et s’il y a un îlot, un rocher, il nous enseignera ce qui a pu s’y passer de remarquable. Le capitaine de ce navire ne sait rien.

Le père approuvait bénévolement et tous deux se rendaient à la salle des cercueils. Durant une heure, ils devisaient avec Armand, oublieux de ces morts que la piété natale ramenait dans leur patrie. Enfin sir Murlyton se levait et avec un flegme tout britannique :

— Il se fait tard, disait-il, monsieur Lavarède doit avoir besoin de repos.

— Mais non, répliquait le journaliste en regardant miss Aurett.

— Je vous demande pardon, prolonger notre visite serait indiscret et je ne me le pardonnerais jamais.

Sur quoi on se serrait la main en se souhaitant bonne nuit et tandis que les Anglais regagnaient leurs cabines, Armand s’étendait philosophiquement dans son cercueil en murmurant ces mots qui ne s’adressaient probablement pas au gentleman :

— C’est un ange !… Jamais, sans ses trop courtes apparitions, je n’aurais eu le courage de continuer cette fastidieuse traversée.

Quant à miss Aurett, ses nervosités passées à l’endroit des morts la fai-