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COMPLICATIONS ET CHINOISERIES.

encore cet unique endroit de plaisir est-il attristé par la prison dont il est bordé. C’est là aussi, du reste, que le Ti-Tou, gouverneur d’un Hsien, ou ville de troisième ordre, fait exécuter les criminels.

Armand ignorait ces détails ; aussi, en arrivant auprès du fleuve, il poussa un soupir de satisfaction. Dans les ruelles étroites et puantes il étouffait. Ici il pouvait respirer à pleins poumons. Devant lui s’étendait l’estuaire du Peï-Ho, large de trois kilomètres, avec ses eaux jaunâtres, coulant entre des rives basses, grises, ternes, mais au moins l’espace ne manquait pas et l’œil pouvait parcourir le pays environnant. Sous les branches entre-croisées des platanes énormes qui abritent la promenade, Armand marchait avec une impression de soulagement. Pourquoi ? Sa situation n’était pas moins critique, ses gardiens n’étaient pas moins attentifs ; mais un air plus pur arrivait à ses poumons, et cela suffisait pour que la confiance revint au vaillant Parisien.

Par exemple il pâlit en apercevant à quelques pas de lui deux visages connus. Miss Aurett et son père, touristes quand même, visitaient la ville en attendant l’heure où Lavarède avait promis de les rejoindre à l’hôtel ; et le hasard ce malencontreux hasard les avait conduits sur les bords du Peï-Ho à point nommé pour s’y croiser avec le captif.

La jeune fille porta la main à son cœur. Elle voulut parler, mais l’émotion était trop forte, les paroles ne dépassaient pas ses lèvres. Sir Murlyton, toujours calme, demanda en anglais pour ne pas être compris des gardiens :

— Vous avez été pris ?

— Oui, sur la dénonciation de monsieur Bouvreuil.

— Oh ! le vilain homme, s’écria Aurett, retrouvant subitement sa voix.

L’un des policiers menaça le journaliste de son sabre. C’était une invitation au silence. Tout le monde la comprit et l’Anglais entraîna sa fille défaillante.

— Du courage, mon enfant, dit-il, sachons où l’on conduit notre compagnon. Peut-être notre consul pourra-t-il agir en sa faveur.

Et Lavarède qui se retournait pour apercevoir encore ses amis, les vit suivre à distance son escorte d’agents. Quand la porte de bois aux traverses rouges, agrémentée de blocs de bronze figurant de fabuleux animaux, se referma sur lui, son regard rencontra celui de la blonde Anglaise, fixe, égaré, et à ce moment terrible où tout le séparait d’elle, il comprit que d’un mutuel consentement, ils auraient pu, par un mariage, annuler le testament d’un parcimonieux cousin.