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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/254

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LES ANGOISSES D’AURETT.

Le mois d’octobre commença. Jusqu’au 15, la vie continua de couler monotone, fastidieuse, écœurante ; mais le soir de ce dernier jour une nouvelle terrible arriva.

Ce fut le consul anglais qui l’apporta à ses compatriotes, au moment où ils prenaient silencieusement le thé, à l’hôtel de la « Box-Pacific-Line ».

En le voyant paraître au parloir, Aurett courut à lui les mains tendues, les yeux dilatés par une ardente interrogation.

— La décision de l’empereur a été notifiée au Ti-Tou cet après-midi.

— Ah ! fit seulement la jeune fille.

— Et qu’a décidé Sa Grâce ? demanda sir Murlyton en se levant.

Le consul baissa la tête. Une émotion poignante secoua ses interlocuteurs.

— Quoi, balbutièrent-ils, monsieur Lavarède ?…

— Doit être conduit a Péking chargé de la cangue, et décapité au lieu ordinaire des exécutions, près le pont des Larmes.

Aurett ferma les yeux et chancela. Non seulement celui qu’elle aimait appartenant au bourreau, mais encore il subirait le supplice de la cangue. Supplice atroce. La cangue est une sorte de carcan formé de planches épaisses de trois à quatre centimètres, réunies par des lanières de cuir. Des trous pour passer la tête et les mains du patient y sont ménagés. Le malheureux doit marcher avec ce lourd appareil, qui gêne ses mouvements, lui déchire le cou et les poignets.

La jeune fille voyait Armand suivant, ainsi torturé, les routes poudreuses de la province de Petchi-Li. Durant cinq jours, il devrait, meurtri, pantelant, fournir une longue étape avant de gagner Péking. Et là ! l’horrible chose ! la fin de ses maux serait le trépas brutal ! Un coup de sabre jetterait sur le sol sa tête intelligente. Ses regards aux douceurs rieuses s’éteindraient pour toujours.

Tout à coup l’Anglaise releva le front. Le consul s’était éloigné discrètement, laissant seuls ceux auxquels il venait d’apporter une si terrifiante nouvelle.

— Mon père, dit-elle.

— Mon enfant, courage ! répliqua sir Murlyton d’un ton ému.

— Du courage ? J’en ai ; mais j’ai aussi une prière à vous adresser.

— Parle, ma fille chérie !

Elle regarda le gentleman bien en face, lui découvrant les pervenches humides de ses yeux, puis elle poursuivit :

— J’avais rêvé de devenir l’épouse de monsieur Lavarède, mon père. Depuis longtemps déjà j’ai reconnu que je l’aime. Pardonnez-moi de ne pas