Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/281

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
278
LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

— C’est une ressemblance fortuite.

— Quelle ressemblance ?

Armand secoua la tête.

— Je me figure cela ; mais c’est invraisemblable… Nous aurions donc traversé la Chine de l’est à l’ouest pendant la tourmente ?

— Ah ça ! exclama le gentleman avec une pointe d’impatience, vous expliquerez-vous ?

— Volontiers. Vous savez que Gabriel Bonvalot, l’illustre explorateur, accompagné du missionnaire Deken, du prince Henri d’Orléans, et guidé par un fils de roi Tekkés, du nom de Rachmed, a traversé les hauts plateaux du Thihet.

— Oui, déclara miss Aurett, j’ai lu la relation de ce voyage dans le désert glacé, à quatre ou cinq mille mètres au-dessous du niveau de la mer, comme disent les géographes.

— Vous avez lu cela dans mon journal, continua le Parisien. Eh bien ! cette relation était illustrée de photographies prises par le prince. L’une représentait un groupe de mandarins de Lhaça, la capitale du pays…

— Bien, et ?…

— Et il me semble que je les reconnais.

Une salve de mousqueterie interrompit la conversation et ramena l’attention des aéronautes sur la terre. Les curieux se livraient à de grandes démonstrations de joie, tendant les mains vers la nacelle avec des cris prolongés, que répétaient les échos de la terre. Quelques-uns, armés de fusils, les déchargeaient en l’air sans cesser de gambader. Aurett avait eu un mouvement d’effroi.

— Rassurez-vous, s’empressa de dire le journaliste, les dispositions de ces braves gens paraissent excellentes. Ici, comme en Afrique, on fait parler la poudre pour honorer les hôtes que le hasard envoie. Tout cela est du meilleur augure.

— Et, hasarda Bouvreuil, ils ne sont pas anthropophages ?

— Non, monsieur Bouvreuil, ces Thibétains, je crois décidément qu’ils le sont, se nourrissent, comme tous les pasteurs, de la chair de leurs bestiaux, le mouton et le yak, ce bœuf à queue de cheval, qui est à la fois bête de somme et animal comestible. Ils n’ont pas encore élevé les propriétaires à ce dernier grade.

L’usurier ne releva point l’ironie. La peur écartée, il sentait la faim. Il y avait plus de cinquante heures que ses compagnons et lui étaient privés de toute nourriture.