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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/322

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LES AMAZONES KIRGHIZES.

Une voix d’homme la fit tressaillir. Elle leva les yeux, Le chef Lamfara était devant elle. Il avait fait sa toilette. La tunique ornée de broderies, les bottes de cuir rouge, le kandjar à fourreau d’argent passé dans la ceinture, indiquaient son désir de plaire.

Courbé respectueusement, les mains croisées sur la poitrine, le chef parlait. Des syllabes sonores et douces coulaient de ses lèvres, mais leur sens échappait à la prisonnière.

Lamfara s’en aperçut. Il se tut un instant, parut chercher, puis reprit la parole en anglais. La jeune fille fit un geste de surprise.

— Vous comprenez maintenant, dit-il souriant. Heureusement, au pays du « Père-Blanc », on enseigne non seulement le russe, mais encore les autres langues européennes. Ne répondez pas, mademoiselle, avant de m’avoir entendu. Là-bas, à Moscou, en étudiant, j’ai appris la beauté comme la comprennent ceux de votre race. Rentré ici, les jeunes filles m’ont paru lourdes, disgracieuses, disons le mot, hideuses. Riche, toutes convoitaient ma main, je les ai dédaignées. Pourquoi ? Parce que je me souviens de l’Européenne avec sa grâce, son esprit et sa tyrannie.

Par une légère moue, Aurett indiqua que cela lui était parfaitement égal. Elle était rassurée, l’attitude de l’Asiate n’était rien moins que menaçante.

— J’arrive au but, reprit celui-ci, j’étais à la chasse avec quelques fidèles, lorsque j’ai aperçu votre ballon en feu. Mes compagnons croyaient à une apparition fantastique, mais moi j’avais reconnu un aérostat. Des gens d’Europe, pensai-je. La curiosité me prit, j’assistai à la descente. Sur vos pas je me glissai jusqu’à l’entrée de la caverne et là…

Il s’interrompit un instant et continua d’une voix étranglée :

— Là, je vous vis… Dans ce pays où je dois vivre pour conserver la fortune et le rang légués par mes ancêtres, vous vous êtes montrée à moi, image vivante de mes regrets. J’ai épargné vos compagnons, me contentant de dérober le trésor que je convoitais.

Puis, s’exaltant par degrés :

— Je suis un chef redouté et respecté, je possède de nombreux yaks, d’immenses plaines. Nul coursier ne résiste quand mes genoux pressent ses flancs et jamais ma balle n’a manqué son but. Deviens ma compagne, jeune fille, tous se courberont devant toi. On ne regarde pas en face l’épouse de Lamfara.

Un feu sombre brûlait dans les prunelles du khan. Ce nomade qui, depuis des années, vivait avec un songe rapporté d’Europe, empruntait à sa manie quelque chose d’inspiré.