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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/330

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DU TARIM À L’AMOU-DARIA.

présence de ses amis. Par moment ses dents claquaient. Peu à peu ses yeux devenaient inquiets, une tâche rouge montait à ses joues.

Près d’elle, Murlyton et Lavarède la couvaient du regard, sentant, avec une appréhension inexprimable, venir la maladie contre laquelle ils étaient désarmés. Déjà affaiblie par un voyage pénible, la jeune fille était sans force pour résister aux privations. Ce soir-là, ses compagnons durent la porter dans sa tente ; ses jambes pliaient sous elle. Les hommes eux-mêmes avaient conscience que leur énergie diminuait.

— Si cela dure encore un jour, personne de nous ne reverra l’Europe.

Ce fut le gentleman qui prononça ces paroles découragées. Armand eut un accès de colère. Il reprocha à l’Anglais de jeter le manche après la cognée. Pourquoi s’abandonner alors que les circonstances critiques exigeaient le concours de toutes les volontés ? Mais sa voix véhémente ne troubla aucunement son interlocuteur. Avec le flegme dont il ne se départait jamais, il se contenta de répondre :

— Cher monsieur, nous n’avons rien mangé hier, pas davantage aujourd’hui. Je me sens glacé jusqu’aux moelles. Dans six, huit ou dix heures, la fièvre me couchera auprès de ma fille et tout sera fini. Si j’en éprouve du chagrin, croyez que c’est uniquement pour elle, la pauvre enfant !

Les deux hommes essuyèrent furtivement une larme ; mais secouant cet instant de faiblesse, Lavarède reprit :

— Rien n’est désespéré. Ces sottes bêtes ont emporté nos provisions, mais nous avons nos armes.

— Votre fusil seul est chargé, monsieur Lavarède, et il vous sera aussi inutile que les nôtres. Qu’y a-t-il à chasser ici ? Des corbeaux toujours hors de portée, des loups qui demeureront invisibles tant que la faim ne nous aura pas réduits à l’impuissance, et parfois, un yak sauvage qu’un coup de feu n’abattrait pas !

Un bruit de voix retentit dans la tente occupée par Aurett. Armand, suivi de l’Anglais, y courut. La jeune fille parlait.

Assise, ayant repoussé les vêtements dont son père l’avait couverte, elle montrait un point dans le vide. Tout son être raidi tendait vers ce lieu que son imagination évoquait.

— Là… l’eau… les fruits magnifiques. Il fait chaud… Encore une de ces poires exquises…

— Le délire, murmura le Français avec accablement !…

Brusquement il sortit, prit son fusil et s’approchant de Rachmed :

— Pour combien d’heures avez-vous encore de combustible ?