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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/338

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DU TARIM À L’AMOU-DARIA.

Une ligne nette coupait le fleuve dans toute la largeur et, bien loin, beaucoup plus bas, on apercevait le chemin de glace qui se continuait :

— Une chute !… murmura Murlyton.

Se cramponnant aux madriers, Armand et le guide s’étaient traînés jusqu’aux perches de direction pour tâcher de gouverner vers la berge… Mais à peine les avaient-ils saisies qu’un craquement sec se fit entendre… Sous la formidable poussée de la pente, elles s’étaient brisées net.

Le traîneau éprouva une secousse, oscilla un instant, puis poursuivit sa course rigide de train lancé à toute vapeur.

La catastrophe allait se produire. Rien ne pouvait l’empêcher. Le frêle radeau et son équipage seraient précipités, réduits en poudre. Les yeux dilatés par l’épouvante, tous regardaient la ligne barrant le fleuve, qui, par une illusion d’optique, paraissait venir à toute vitesse à leur rencontre.

La distance diminuait. Comme grisés par la rapidité folle, emportés par l’entraînement du rêve qui les conduisait à l’abîme, les voyageurs ne parlaient plus, ne pensaient même plus. La voix d’Armand s’éleva encore :

— Cramponnez-vous au radeau !

Deux cents mètres restaient à franchir. Il fallut deux secondes. Le traîneau atteignit la chute, la dépassa, et, décrivant une large courbe, retomba dans le vide. Les mains crispées aux troncs de peuplier, tous fermèrent les yeux, attendant la mort. Mais au lieu du choc épouvantable qu’ils craignaient, ils ressentirent une secousse relativement légère, tandis qu’une pluie tiède s’abattait sur eux.

Ils promenèrent autour d’eux des regards effarés. Le radeau flottait sur un petit lac d’eau libre.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda le gentleman retrouvant l’usage de la voix.

Ce fut Lavarède qui répondit :

— Une source d’eau chaude entretient ici un bassin qui ne gèle pas.

En effet, du rocher jaillissait au milieu d’épaisses vapeurs un jet d’eau gros comme le corps d’un homme. Et comme les amis du Français reprenaient leurs esprits, des appels retentirent sur le rivage. Deux hommes sortis d’une hutte grossière faite de troncs non écorcés hélaient les voyageurs.

C’étaient des chasseurs, de braves gens qui passaient la plus grande partie de l’année dans ce pays perdu. La hutte était leur quartier général.

Ils avaient choisi cet emplacement à cause du voisinage de la source chaude qui, dans un rayon de cinquante mètres, entretenait une douce tiédeur. Au cœur de l’hiver, ces cénobites arrivaient à récolter des salades !