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PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

Le retour de Muller le ramena à la réalité. L’agent s’était surpassé. Il avait frété une voiture de place, s’était fait conduire à l’hôtel du Caucase, célébré par tous les voyageurs, et avait mis à sac l’office, la cave et la cuisine.

Coût : trente-cinq roubles.

Bouvreuil n’osa pas étrangler l’Autrichien. À la gare de Bakou, il avait appris à ses dépens la force de ses poings. Mais à chaque mets nouveau étalé complaisamment sur la banquette, le malheureux levait les yeux au ciel avec la désolation muette d’un Harpagon aphone.

— Ma cassette, ma chère cassette ! murmura le Parisien au moment où, en homme sûr de son effet, l’agent exhibait une bouteille de champagne.

À six heures, le train se reprit à rouler. Tous dînèrent. L’usurier mettait les bouchées doubles. Il semblait vouloir manger à lui seul plus que les autres convives réunis. C’était certainement une façon de rentrer dans son argent.

— Et il n’était pas sur les hauts plateaux, ricanait in petto Lavarède ! Si comme nous il avait dû serrer sa ceinture, que serait-ce donc ?

Suffoqué, congestionné, le propriétaire dut pourtant s’arrêter. Il s’endormit lourdement dans un coin, tandis que le Parisien, émoustillé par le mousseux vin blanc des plaines champenoises, chantait le Caucase qu’on traversait presque sans le voir.

À Schultze, stupéfait de son érudition, il contait la fable philosophique de Prométhée enchaîné et déchiré par un vautour. Il ramenait au réel la légende du navire Argo qui aborda en Colchide, — l’Imérétie actuelle, — à l’endroit où s’élève la ville de Poti.

Puis il disait l’histoire héroïque du Lesgbien Schamyl, l’Abd-el-Kader du Caucase ; les mines inépuisables ; les forêts sans bornes.

Enfin, la civilisation arrivant. La voie ferrée coupant les montagnes, jetant ses ponts sur les gouffres, domptant la nature et reliant Batoum à Bakou par un ruban d’acier de neuf cents kilomètres.

Il était près de onze heures quand le conférencier se décida au repos. Il ne vit pas au passage les stations de Kvirily, Riou, Sautredi, non plus que le prodigieux tunnel de Sourham, dont le percement a demandé plus de quatre années d’efforts.

Il rouvrit les yeux comme on atteignait Koutaïs, où s’élevait jadis le temple de la magicienne Médée.

La voie était bordée de champs de rosiers, abrités du froid par des manchons de paille. Bientôt la mer apparut.