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PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

proposais à monsieur et à mademoiselle de visiter la vaillante cité avec nous.

Un canot conduisit les voyageurs à travers la baie de Streletskaïa, port commercial de Sébastopol, entièrement séparé de la baie Sud, devenue propriété de la marine militaire.

Schultze guida ses compagnons à travers la ville toute neuve. Il leur montra les usines, les casernes, l’église du « Vœu », élevée à la mémoire des Russes morts en 1854-56 au siège de Sébastopol ; le palais administratif de la « Flotte patriotique russe », Compagnie de navigation entre la mer Noire et l’extrême Orient, fondée en 1878 au moyen de collectes faites dans tout l’empire.

— Allons maintenant au cimetière français, dit l’agent d’un ton énigmatique.

— Le cimetière français ? répéta Aurett.

Ce fut le journaliste qui répondit :

— Oui, mademoiselle, à l’endroit où reposent mes compatriotes tués au feu pendant cette terrible campagne de Crimée. Ils sont nombreux, car dans cette guerre de deux ans, quatre cent mille hommes ont péri, appartenant pour moitié à l’armée russe et pour le reste aux troupes alliées franco-anglo-turco-sardes.

Il fallut prendre une voiture, le champ de repos étant à six kilomètres de la ville.

En apercevant ce rectangle long de quatre-vingts mètres, large de cinquante, enceint de murs effrités par les orages, une émotion intense étreignit le Parisien. Combien dormaient là l’éternel sommeil sous les cubes de pierre alignés de chaque côté de l’allée centrale ?

Il se découvrit, songeur, grave.

Soudain l’organe de Schultze le fit tressaillir.

— Eh ! eh ! l’alliance franco-russe justifiée, ricanait l’Autrichien.

Armand se retourna comme s’il avait été piqué par un serpent. Ses sourcils se froncèrent, et d’une voix un peu tremblante :

— Monsieur Schultze, chez nous, en France, après un combat loyal, les adversaires se tendent la main. En Crimée, les Russes et les Français ont appris à s’estimer ; car selon les paroles très justes du général Saussier, il y fut déployé tant d’héroïsme de part et d’autre qu’il n’y eut vraiment ni vainqueurs ni vaincus. Vous aviez raison tout à l’heure, c’est le sang de ces morts qui a fait germer l’amitié des deux peuples.

Le policier hocha la tête :