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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

— Cependant, mademoiselle, nos plus anciens marins en ont fait mention. Jean de Léry, qui partit de Honfleur pour le Brésil en 1557, en parle comme d’une coutume suivie déjà par les premiers découvreurs sortis du Havre et de Dieppe longtemps avant lui. Un autre, Souchu de Rennefort, qui écrivit, en 1688, une Histoire des Indes, décrit le baptême tropical tel qu’il se pratique encore de nos jours à bord de tous les bâtiments de guerre et de commerce.

Sir Murlyton dit aussi son mot :

— Monsieur Armand a raison, mon enfant, et je crois que cette cérémonie nous a été léguée par les Normands, non pas nos voisins actuels, ni ceux venus en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, mais bien les « hommes du Nord », qui sont descendus en pirates vers les parages qui bordent « notre canal », celui que les Français appellent la Manche.

— Sur quoi basez-vous votre opinion, cher monsieur ?

— Sur une tradition suédoise du onzième siècle ; au temps du roi Valdémar le Victorieux, qui régna de 1170 à 1241, la montagne de Kullaberg, en Scanie, était habitée par un sorcier appelé l’Homme du Kulla, qui n’accordait aux navigateurs de ces parages le droit de doubler le cap Kullen qu’après avoir joué avec eux le rôle de doucheur, rempli depuis par le Père Tropique sous la ligne équatoriale.

— Tout cela est fort curieux, dit miss Aurett, mais moi je n’ai jamais vu ce baptême ; seulement, je n’aimerais pas en être l’héroïne.

— Oh ! n’ayez aucune crainte, monsieur votre père paiera aux matelots le petit tribut qui sert à se racheter de cette corvée ; d’ailleurs le patient est tout désigné. On choisit généralement un passager qui n’a jamais encore franchi la ligne. Nous en avons un à bord.

— Qui donc ?

— Mais cet excellent M. Bouvreuil : je n’ai qu’un mot à dire à un maître d’équipage, et demain nous le verrons plongé dans la baille, recevant le bain traditionnel.

Miss Aurett sourit. Ce sourire était un acquiescement. Et Lavarède se promit cette petite vengeance. Au premier mot qu’il dit, au surplus, le maître répondit :

— Ce toqué-là… parbleu, une bonne douche ne pourra pas lui faire de mal.

Donc, le lendemain, malgré ses cris et ses protestations, Bouvreuil fut amené par quatre hommes, habillés en gendarmes de Neptune.

Les officiers du bord fermèrent les yeux, c’est l’usage. Don José aussi laissa faire ; au fond il n’en était pas fâché, Bouvreuil s’était trop fait tirer