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LE BAPTÊME SOUS LA LIGNE.

l’oreille pour lui donner quittance. Les passagers avaient pris place à l’arrière, la musique jouait en fanfare une marche triomphale, c’était fête à bord, tout le monde était en joie, excepté notre infortuné Bouvreuil.

La cérémonie commença. Une mousqueterie nourrie se fit entendre, et le cortège du dieu de la Ligne parut, tandis que les matelots, perchés dans la mâture, jetaient à poignées des haricots sur le pont. Le dieu, donnant le bras à son épouse, — moussaillon dont le visage était encadré par des touffes de copeaux figurant des cheveux, — prit place sur un trône installé au pied du grand mât. Autour du groupe se rangèrent les dignitaires de la cour tropicale, l’astronome, le mousse Cupidon, etc. Tous portaient des costumes fantaisistes et de longues barbes d’étoupe.

Alors, le dieu Tropique se leva et, dans un discours classique, annonça aux passagers et marins qui pour la première fois franchissaient la ligne, que, dans sa sollicitude paternelle, il avait résolu de leur trancher la tête pour les guérir de la migraine et de leur scier les membres afin de les préserver des rhumatismes. Après quoi le défilé des patients commença. Chacun, saisi par deux gendarmes, était amené auprès d’une cuve recouverte d’une planche et ornée de draperies. Il glissait une pièce de monnaie dans la main de ses gardiens, on approchait la férule sacrée de ses lèvres, un flacon d’eau de Cologne lui était versé dans la manche ou dans le cou, et la farce était jouée.

Cette première partie des réjouissances fut en quelque sorte bâclée. L’équipage avait hâte de voir arriver le tour de Bouvreuil. On lui avait abandonné le fou et il l’attendait avec impatience. Le propriétaire, sans défiance, regardait ses compagnons passer à la cuve et, à l’appel de son nom, il se livra complaisamment aux gendarmes chargés de le conduire devant le « Père Trois-Piques ». — Un hourrah joyeux ébranla l’atmosphère.

Bouvreuil étonné regarda autour de lui. Il vit tous les visages ravis ; matelots, passagers étaient radieux, et au premier rang Lavarède, à côté de miss Aurett, riant aux larmes, en dépit du « cant » britannique. Sir Murlyton lui-même, donnant le bras à sa fille, paraissait avoir une tendance à se laisser aller à la gaieté générale. Il résistait certes, le digne gentleman, et de cette lutte entre le rire et la gravité, résultait une contraction des muscles de la face de l’effet le plus bouffon.

Bouvreuil eut le pressentiment d’un désastre. La joie d’un ennemi est toujours de mauvais augure. Il voulut échapper à ses gardiens, mais ceux-ci l’empoignèrent et le firent asseoir, un peu rudement peut-être, sur la planchette qui recouvrait la grande cuve. Il tenta de se débattre ; la main pesante des gendarmes le cloua sur son siège. Deux autres représentants de la maré-