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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/7

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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

au cœur un amour immodéré pour son indépendance, Lavarède n’était pas riche. Il gagnait cependant beaucoup d’argent, mais il ne l’entassait point et vivait largement, au jour le jour.

Cependant sa conversation avec M. Bouvreuil lui avait donné à réfléchir.

— Cet animal-là, pensait-il non sans raison, va mettre opposition sur mes appointements au journal. Il fera saisir et vendre mes meubles. C’est certain, et je vais être très ennuyé d’ici à vingt-quatre heures. Donc, soyons parfaitement tranquille aujourd’hui. Ce sera toujours une journée de gagnée.

Et, de fait, ce soir-là, il s’endormit avec la quiétude d’un juge au tribunal, et ne fut réveillé que le lendemain par sa respectable concierge, qui avait beaucoup d’amitié pour lui.

— Monsieur Armand, voici une lettre. C’est un clerc de notaire qui l’a apportée ; il ne savait pas au juste votre adresse et a dû vous courir après, hier soir, au journal, au restaurant, je ne sais où. Enfin, il est arrivé ici très tard et m’a bien recommandé de vous la remettre dès ce matin.

— Je vous remercie, ma bonne madame Dubois : mais êtes-vous bien sûre que ce soit un clerc de notaire ?

— Dame ! Il l’a dit.

— Hum ! J’ai bien peur que ce soit plutôt un clerc d’huissier… C’est Bouvreuil qui commence les hostilités.

Lavarède était doué d’une telle insouciance qu’il n’ouvrit pas tout de suite sa lettre. Il lut les journaux du matin, fit sa toilette, sortit pour déjeuner, et c’est seulement dans la rue qu’il se résolut à la décacheter.

C’était bien une lettre de notaire, une convocation.

Maître Panabert l’invitait simplement à passer d’urgence, en son étude, rue de Châteaudun, « pour affaire le concernant » : la formule banale qui ne dit pas grand’chose.

N’ayant rien de mieux à faire à cette heure-là, Armand se rendit chez le notaire, après son déjeuner. Le rendez-vous était pour deux heures.

Chemin faisant, il remarqua en passant une famille anglaise qui suivait le même trottoir que lui.

Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’étaient bien des Anglais. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, avait la raideur classique, les favoris bien connus, et le complet à carreaux, avec l’ulster de voyage auquel tout le monde reconnaît nos voisins en route. Une vieille dame, mère ou gouvernante, avec le vilain chapeau rond au voile vert et le long caoutchouc sans forme, accompagnait une jeune fille. Celle-là, par exemple, était fraîche et