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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

Malgré sa gravité native, Murlyton ne put s’empêcher de sourire.

— Mais le vent, mais la pluie, mais l’orage ne peuvent-ils ébranler ce léger édifice ?…

L’autre Indien regarda les Européens.

— Sans doute, fit-il ; mais encore faut-il que le saint d’Esquipulas le permette.

Autre demande d’explication.

— Ce saint miraculeux, dit Ramon, est un grand christ nègre, que l’on voit loin d’ici, dans le Guatemala. Il a souffert tous les maux sur la terre, plus la haine de sa femme. Et, comme c’était un Jésus pauvre, qui aimait les Indiens, ses pareils, il a fait ce miracle pour ses amis des savanes.

Cette légende fut débitée sans aucune intention de plaisanterie, mais aussi sans exaltation, comme une chose naturelle, et de si bonne foi que Lavarède n’osa pas avoir l’air d’en douter, pour ne pas chagriner son ami.

Vers le soir, on rentra dans la savane. Armand n’avait pas voulu s’arrêter à Chorerra, ni dans les villages ladinos, c’est-à-dire occupés par les descendants des anciens conquérants, métis d’Espagnols et d’Indiennes. Là, il eût fallu de l’argent pour payer son gîte.

Avec les couvertures et des branchages, Ramon eut bientôt installé un abri, Iloé fit cuire un quartier de cerf. Murlyton fit circuler l’old brandy de ses réserves. Et la nuit se passa à peu près tranquille.

Nous disons « à peu près », car les niguas et les moustiques tourmentèrent violemment les Anglais.

Toutefois, miss Aurett en prit son parti en brave. Au fond, les aventures amusaient cette enfant.

Quant à Lavarède, sur le conseil et l’exemple de Ramon, il était allé se nicher sur les plus hautes branches d’un almendro, auxquelles se mêlaient, à quinze mètres d’altitude, celles d’un cèdre, son voisin. Il s’établit, à cheval, bien appuyé à gauche et à droite, et, enveloppé dans une couverture de la mule, il dormit comme un juge. Le vol des mosquitos est lourd et bas. Là, il n’avait à redouter que les vampires, ces chauves-souris des tropiques. Mais Ramon les chassa en fumant une certaine plante aromatisée.

Au petit jour, nos amis se regardèrent. La pauvre petite Aurett avait l’épaule enflée abominablement, parce qu’en dormant elle avait un peu écarté l’épaisse couverture de drap feutré dans laquelle Iloé l’avait roulée, et les méchantes bestioles nocturnes avaient été à l’assaut de sa chair fraîche. L’infortuné Murlyton, lui, n’avait plus visage humain. Le nez enflé, les paupières gonflées, les joues soulevées par d’énormes cloches,