Page:JORF, Débats parlementaires, Chambre des députés — 19 juin 1897.pdf/8

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

interdit alors de chasser sur sa propre terre. Et voici comment on s'y prend pour l'en empêcher. (Interruptions au centre et à droite.)

Oh ! vous apprécierez ce procédé ; vous le trouverez peut-être ingénieux, et alors vous aurez tout loisir de l'introduire dans d'autres régions.

Voici comment on procède pour l'appliquer : au moment où le petit propriétaire sort de chez lui, avec des intentions de chasse qui sont manifestées d'une manière très claire par le fusil et par la présence du chien, il est suivi d'un individu qui, armé d'un fouet retentissant, l'accompagne comme son ombre et ne le quitte plus. Quand le malheureux chasseur arrive sur sa propre terre, cet individu l'y suit, fait claquer son fouet, et naturellement le chasseur ne voit pas la moindre apparence de gibier !... C'est la leçon pour le petit chasseur, c'est la punition... On le dépouille ainsi du droit de chasse sur sa propre terre.

Messieurs, un procès a été intenté à ce sujet devant le tribunal de Melun au mois de janvier dernier. Je veux vous donner connaissance non pas de tout le jugement, mais d'un simple considérant qui apprécié sévèrement la manœuvre que je viens d'indiquer.

Voici ce que je lis dans le jugement auquel je viens de faire allusion :

... « Attendu que B... » — c'est le claqueur de fouet — « est poursuivi comme coupable d'un délit de chasse pour avoir, en passant sur le terrain de P... muni d'un fouet qu'il faisait claquer dans le but de chasser le gibier et de le faire rentrer chez X..., cité comme civilement responsable »... — X... est le grand seigneur.

« Attendu », — c'est ici que j'appelle votre attention, — « que si un tel procédé est blâmable en lui-même en ce qu'il a pour effet de priver les propriétaires de parcelles sur lesquelles ou autour desquelles s'exécutent ces faits, du gibier peut se trouver sur leurs propriétés et de rendre illusoire le droit de chasse, on ne serait voir dans ledit fait un acte de chasse réprimé par la loi du 3 mai 1844 »...

Oui, en 1844, la loi n'avait pas prévu ce fait, et par conséquent elle laisse l'autorité judiciaire désarmée. Mais vous remarquerez que le tribunal qualifie cette pratique de « blâmable », et c'est sur ce mot que j'insiste.

Cette ingénieuse invention d'un puissant chasseur que la loi se déclare impuissante à réprimer comme elle le mériterait vous donne la mesure de ce qui se passe en fait de chasse dans notre malheureux département. Le droit de chasse n'existe que pour les riches ; les pauvres ne peuvent y prétendre.

Le droit de chasse est un droit seigneurial, et les seigneurs entendent qu'il soit comme l'apanage inviolable et indivisible de leurs propriétés, non seulement sur leurs domaines, mais dans toute l'étendue du pays ! Ils trouvent choquant que d'autres qu'eux aient seulement la pensée d'en user sur leur petit héritage.

Je ne veux pas m'étendre davantage sur ce sujet, mais vous comprenez tout de suite que c'est une satisfaction, un soulagement réel d'entendre quelqu'un s'apitoyer sur les maux dont on souffre. En Seine-et-Marne, le fléau des grandes chasses et des grands chasseurs est tel, qu'un orateur est toujours sûr d'être écouté et bien accueilli quand il vient faire espérer qu'un jour ces maux auront un terme et que la justice finira par être équitable et égale pour tous.

M. Émile Chauvin a donc bien fait d'apporter à ses auditeurs quelques consolations et quelques espérances. Il a bien fait de les aides à patienter, et j'estime qu'on devait l'en remercier. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Je crains souvent que ceux qui nous gouvernent n'aient pas un sentiment très exact de ce qui se passe. Ils seraient bien surpris s'ils découvraient ce qu'il y a de douleur concentrée et de mécontentement amer dans l'âme des opprimés, dans l'âme des hommes dont les souffrances ne trouvent pas d'écho chez ceux dont le devoir serait de les soulager. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Ils ont à supporter, au lieu de la féodalité nobiliaire d'autrefois, que la Révolution avait supprimée, une autre féodalité, la féodalité financière, tout aussi dire, tout aussi arrogante (Rumeurs au centre et à droite. — Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche), la féodalité de l'argent, et, pour tout dire d'un mot, les insolences et les brutalités de la haute juiverie cosmopolite (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs) qui s'est emparée de toutes les grandes propriétés françaises, de tous les domaines historiques de la France, et qui pratique la chasse, comme je viens de vous le dire, au détriment des malheureux cultivateurs qu'elle ruine et qui sont quelquefois ses victimes. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs. — Dénégations à droite.)

Enfin j'ajouterai quelques mots, si vous le permettez, sur la question sociale, car c'est là le point capital que M. Chauvin a traité.

La question sociale, c'est l'ensemble des questions humaines ; c'est la question éternelle la plus digne assurément de l'attention et de la sollicitude de tous les législateurs ; c'est le progrès, c'est la civilisation, sujets qui doivent nous préoccuper par-dessus tout et qui doivent surtout préoccuper ceux qui sont animés de l'amour de leurs semblables.

Voulez-vous savoir dans quels termes M. Chauvin en parlait ?

Puisque M. le ministre vous a lu des passages de la conférence de M. Chauvin, vous me permettrez bien de vous en faire connaître d'autres. En voici un très intéressant.

Et d'abord, M. le ministre a dit que M. Chauvin prêchait la haine des classes. Vous allez en juger. Voici ce que j'extrais textuellement de la conférence de M. Chauvin :

« ...Ce qui est essentiel, ce à quoi il faut regarder, c'est à la sincérité des opinions, à la fraternité des sentiments, c'est à l'unité qui donne l'amour de la vérité, du peuple et de la République. Oui, ce qu'il nous faut, à nous Français, ce n'est pas simplement l'unité de notre territoire, c'est encore et surtout les cordialités rayonnantes de la pensée. Pour les obtenir, tous les efforts sont nécessaires, nous ne devons en répudier aucun. »

Et plus loin :

« Ni moi ni aucun de ceux qui appartiennent à la société des conférences populaires ne se rattachent à une doctrine exclusive, à une secte intolérante. Nous croyons que les républicains doivent avoir assez de largeur dans les idées pour comprendre même les théories qu'ils n'acceptent pas entièrement, même les hérésies qui les choquent par quelque côté ; il faut qu'il y ait des partis contradictoires pour empêcher la stagnation des idées et pour devenir, par la lutte, des instruments de progrès et de bien-être social. » (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Voici maintenant comment M. Chauvin parle du socialisme :

« Le socialisme, c'est la doctrine de tous les hommes qui ressentent peut-être avec une émotion exagérée, les tristesses et les douleurs au milieu desquelles se débattent les faibles et les déshérités de la fortune... Quiconque a dans les entrailles un peu de cette bonté qui est la marque divine... » (Interruptions et sourires à droite.)

Messieurs, j'estime que cela vaut la peine d'être entendu. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

« Quiconque a dans les entrailles un peu de cette bonté qui est la marque divine de l'humanité ne peut sans mélancolie et quelquefois sans colère voir d'un côté tant de privilèges injustes, et de l'autre tant d'imméritées souffrances.

« Ce sentiment, s'il n'est pas du socialisme, conduit, messieurs, au socialisme. Je définirai volontiers ce socialisme tant accusé : une pitié sociale ardente, un désir inassouvi de bonté humaine. Est-ce que le socialisme ainsi compris — et c'est ainsi qu'il faut le comprendre — n'est pas une doctrine d'idéal, capable de faire des conquêtes dans les rangs de tous les républicains ? » (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)

Je vous ai lu ce passage, peut-être un peu long, pour vous faire connaître les idées, les sentiments élevés de l'homme qui a été l'objet d'une mesure aussi sévère, aussi brusque, aussi inattendue et, je le répète, aussi brutale ! Je ne veux pas prolonger ces citations ; je pourrais en lire long.

Voilà donc les sentiments de M. Émile Chauvin ; vous les connaissez. Expliquez-moi alors pourquoi cet homme a été frappé.

M. Bourrat. Parce qu'il disait la vérité !

M. Montaut (Seine-et-Marne). Je ne veux pas croire qu'un seul membre de cette Assemblée désapprouve un pareil langage et repousse de pareilles pensées. Quelques-uns n'y conforment peut-être pas très exactement leur conduite politique (Rires) ; ils refoulent trop souvent, je le crains, je le regrette, leurs élans généreux, mais, au fond de leurs cœurs, ils ne peuvent s'empêcher de songer que celui qui s'exprime comme l'a fait M. Émile Chauvin a pleinement raison. C'est l'éternelle contradiction de certains hommes entre les principes et leurs actes !

Voilà donc M. Chauvin frappé pour avoir osé exposer tout haut sa pensée, et une pensée que, vous le reconnaissez, tout le monde approuve, pensée assurément très noble...

M. Clovis Hugues. Il a été frappé pour avoir flétri les panamistes ! (Bruit.)

M. Montaut (Seine-et-Marne). Voilà ce jeune homme de vingt-six ans mis en disgrâce et dépouillé du droit d'enseigner dont il avait été reconnu digne à tous égards.

Et remarquez, je vous prie, que ce n'est pas dans sa chaire qu'il a dit ce que vous juger être des énormités, mais au milieu d'une réunion de braves gens devant qui il prêchait en quelque sorte pour les faire patienter, pour leur faire espérer la fin de leurs souffrances, pour leur faire croire qu'un avenir meilleur pourrait bientôt luire pour eux ! Voilà l'homme, voilà le coupable qui a été frappé !

Eh bien, je me permettrai d'ajouter que, quand bien même M. Chauvin aurait émis devant ses élèves quelques-uns de ces idées, il ne serait pas coupable. Est-ce que l'enseignement des jeunes maîtres de conférences doit être calqué sur l'enseignement des professeurs ? Sont-ce à vos yeux de simples maîtres répétiteurs chargés de répéter la phrase du professeur pour la mieux graver dans l'esprit de l'élève ? Quant à moi, je ne me fais pas cette idée des jeunes maîtres. Je pense qu'ils sont placés à côté des chaires professorales — dans lesquelles se développent les opinions et la science orthodoxes — pour faire entendre d'autres idées, des vues quelquefois un peu différentes, pour ouvrir à leurs auditeurs des horizons nouveaux, pour agiter devant eux des questions qui ne sont pas des questions de programme, des ques-