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Page:JORF, Lois et décrets — 01 décembre 1880.pdf/10

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qui ne le sont pas, ou le sont à peine, et qui, se rapportant au traité de Berlin, ont été ou sont encore l'objet de négociations plus ou moins délicates. Je ne mentionnerai que la question du Monténégro et de la Grèce, car la question d'Arménie, tout en devant recevoir une solution conforme aux stipulations du traité de Berlin, n'offre pas, pour le moment, l'intérêt hurlant des deux autres : les réformes en Arménie sont une affaire de très-longue haleine, sur laquelle nous aurons peut-être l'occasion de revenir. C'est des deux premières que je demande au Sénat de l'entretenir, aussi brièvement que ça me sera possible, et en faisant appel à son indulgente attention. (Très bien ! à droite.)

L'honorable M. Barthélémy Saint-Hilaire, en prenant possession de son portefeuille, a adressé aux agents diplomatiques de la France à l'étranger une circulaire affirmant que le système du maintien de la paix, inauguré par la sagesse de M. Thiers, avait été suivi avec constance depuis dix ans, et qu'il avait porté d'excellents fruits.

Qu'il me permette de contester cette double assertion : selon moi, il y a eu deux périodes dans notre politique étrangère, celle qui a été inaugurée par M. Thiers et qui a été suivie jusqu'au congrès de Berlin, et une seconde qui a commencé après le congrès et qui dure encore : les fruits de celle-ci ne paraissent pas à beaucoup près aussi excellents que ceux de la précédente.

La première comprenait effectivement un système de paix et de neutralité. La France se recueillait : elle voulait la paix fermement, elle la pratiquait sincèrement : elle n'était pas, elle ne pouvait être indifférente à ce qui se passait en Europe, mais elle réservait sa liberté d'action tout entière, et elle était bien décidée à ne l'aliéner qu'au profit d'intérêts évidemment, et directement Français. Grâce à cette politique si sage le pays s'est relevé, il a repris place dans le concert européen et il s'est trouvé tout naturelle appelé à siéger au congrès de Berlin.

La seconde période a été marquée par les négociations grecque et roumaine dans lesquelles le Gouvernement est entré, à mon avis, en abandonnant cette réserve qui avait marqué jusque-là le caractère de la politique française et dont les Chambres lui avaient fait une recommandation spéciale, lorsqu'il envoya ses représentants à Berlin, et en compromettant sa liberté d'action pour des intérêt qui n'étaient pas les nôtres ou qui ne l'étaient qu'à un degré secondaire. Cette période a son expression suprême dans la manifestation navale conçue contre la Turquie devant Dulcigno d'abord, en faveur de la Grèce ensuite, éventuellement aussi sur d'autres points.

La démonstration navale en effet, messieurs, c'est en réalité un acte de guerre. Il n'y a guère moyen d'en douter quand on consulte tout ce qui se rapporte à cette opération. Mais comme c'est un point au moins contesté dans le Livre jaune je serais obligé de m'y arrêter un peu plus que je ne voudrais pour ne pas lasser la patience. Il importe avant tout de connaître la pensée de son promoteur, qui est l'Angleterre. Or, il résulte d'une dépêche du comte Karolyi au baron Haymerlé, publiée récemment dans le recueil des dépêches du gouvernement austro-hongrois que le secrétaire d'État pour les affaires étrangères de la Grande-Bretagne, lord Granville, lui a dit le 3 juillet, en exposant son projet de démonstration navale, qu'il y aurait lieu de lutter éventuellement et contre la résistance de la ligue albanaise et même contre celle de la Turquie. Notre ambassadeur à Londres recevait, le 7, une communication semblable du lord Granville : il était question d'inviter la Turquie, dans un cas donné, à se joindre aux puissances, résolues de se charger de l'exécution de l'arrangement arrêté déjà à Constantinople, pour livrer au Monténégro le territoire convenu. Ce qu'il entend par là ne tard pas à devenir clair pour nous. La proposition anglaise, au dire de notre ambassadeur à Vienne, consiste à admettre pour la remise du territoire de Dulcigno au Monténégro l'emploi de mesures coercitives. Et l'Autriche l'aurait acceptée en demandant seulement qu'il y eut « action navale sans action sur terre ». L'ambassadeur d'Angleterre à Paris était venu de son côte donner à notre ministre des affaires étrangères des explications conformes : en somme, il est proposé aux puissances d'aider le prince de Monténégro à prendre possession du district de Dulcigno par la force.

Voilà bien le sens de la démonstration navale, expliqué par l'Angleterre, non pas qu'il y eût lieu nécessairement et en tout état de cause d'employer la force tout de suite, mais pareille éventualité y est consignée et admise.

Que répond le ministre des affaires étrangères à la proposition ainsi définie ? Il comprend très bien lui-même qu'il y est question de mesures éventuelles de coercition, mais ce n'est pas sur ce point qu'il fait ses réserves expresses.

Il répond que, sans repousser le mode de procéder proposé, il désirerait, avant d'accepter la suggestion de l'Angleterre, obtenir une double assurance ; la première, que les pavillons de toutes les six grandes puissances seront représentés dans la démonstration navale, la seconde, que cette démonstration ne sera pas limitée à la mise à exécution d'arrangements concernant le Monténégro. Nous reviendrons sur cette seconde question en parlant des affaires grecques. Et comme l'ambassadeur d'Angleterre lui disait, peu de jours après, avoir remarqué quelque hésitation dans sa réponse, le ministère affirme que le Gouvernement français n'en éprouve aucune, qu'il sait d'une manière positive ce qu'il veut faire, et il précise de nouveau ses intentions. Il répète, en effet, avec plus de netteté que la première fois, qu'avant de souscrire à la proposition anglais il lui est indispensable de savoir d'abord si les six puissances signataires du traité de Berlin sont toutes également résolues à s'associer, en cas de l'inexécution de l'arrangement Corti, après un délai de trois semaines, aux mesures de « coercition projetées par lord Granville, » pour assurer aux Monténégrins la possession de Dulcigno, et, en second lieu, il veut recevoir l'assurance que les puissances agiront avec le même et par des moyens semblables dans la question des frontières grecques.

L'honorable ministre, en rendant compte de cet entretien aux agents français à l'étranger, dix expressément que le cabinet est prêt à donner son adhésion s'il reçoit satisfaction sur ces deux points. De l'emploi des mesures de coercition proprement dites, de celles qui figurent au projet anglais, il n'est pas question. Toutes les puissances se mettent d'accord, toutes acceptent la proposition anglaise avec les deux conditions françaises ; aucune autre réserve n'est spécifiée.

La note rédigée par l'Angleterre, acceptée par les puissances, et qui devra être remise le 3 août, à la Porte pour lui notifier les intentions de l'Europe, porte comme phrase finale que « si à l'expiration de trois semaines pleine exécution n'a pu être donnée par elle à ses engagements, les Gouvernements comptent qu'elle se joindra aux puissances signataires du traité de Berlin pour aider le prince de Monténégro à prendre possession par la force de Dulcigno. »

Tout à l'heure nous verrons le complétement de cet acte, c'est-à-dire les instructions communes données aux commandes des flottes.

L'accord s'était fait sur tous les points entre les puissances : c'est alors que M. Freycinet fait une nouvelle « réserve », le mot est en toutes lettres dans une dépêche française du 28 juillet, et en tout cas il n'existe pas trace de cette réserve auparavant dans le Livre Jaune ; c'est seulement à cette date qu'il parle de la manière dont la France entend participer à la démonstration navale.

Il nous était bien difficile, messieurs, de croire aux révélations faites à cet égard par des feuilles étrangères bien que le Livre Rouge d'Autriche y donnât quelque créance, à savoir que les commandants des vaisseaux français auraient reçu l'ordre de ne prendre part à aucune hostilité, de quelque nature qu'elle fût, de ne pas lancer même une seule bombe sur les positions albanaises. On se refusait à y croire, car cette attitude de la flotte française — restant avec les autres sans faire comme elles — semblait incompréhensible, — je ne veux rien dire d'autre.

C'était exact cependant. Nous voyons dans les documents diplomatiques que M. de Freycinet fit savoir à l'Angleterre le 27 juillet que la France entendait se borner à une simple démonstration navale, qu'elle ne tirerait en aucun cas un seul coup de canon ; en même temps il chargea nos agents à l'étranger de ne laisser subsister aucun doute sur la nature de notre concours. « Il ne s'agit pour nous, leur écrit-il, que d'une « simple démonstration navale, n'impliquant aucun fait de guerre, et l'engagement de la France ne va pas au-delà d'une pression morale à exercer sur la Turquie. » Ces réserves faites comme la chose la plus naturelle du monde, le ministre autorisa l'ambassadeur à Constantinople à signer la note anglaise, comme les représentants des autres puissances. Nous sommes très incomplètement renseignés sur l'accueil fait par les puissances à la communication française. M. de Freycinet écrivait à notre ambassadeur à Londres qu'il ne doutait pas que toutes les puissances ne fussent animées de la même intention que nous ; pourtant, dans la seule réponse que nous divulgue le Livre Jaune et qui vient de Londres, nous voyons que si l'Angleterre n'a aucune intention de tirer le canon, elle se réserve du moins le pouvoir de le faire, dans le cas très peu probable, ajoute-t-elle, où la nécessité absolue s'en ferait sentir, c'est-à-dire qu'elle ne veut pas prendre un engagement pareil à celui de la France. Elle était du moins conséquente avec elle-même, avec la note qu'elle avait proposée et que toutes les puissances avaient acceptée.

Mais qu'on me permette de le dire, ce qui accroît mon étonnement, c'est la lecture des instructions communes données aux commandants des flottes, par conséquent à celui de la flotte française aussi bien qu'aux autres. Elles en sont pas dans le Livre Jaune, qui se ferme au 3 septembre ; elles sont vraisemblablement ultérieures et elles ont été portées le 16 septembre à la connaissance du public par une agence quasi officielle : d'ailleurs elles n'ont pas été démenties. On y voit que la France, après avoir fait précédemment ses réserves, a fini par adhérer à la rédaction anglaise ; or, ces instructions prévoient des opérations militaires, et l'éventualité d'un bombardement y est inscrite en toutes lettres.

Ainsi donc, messieurs, le ministre des affaires étrangères, instruit des intentions de l'Angleterre — initiatrice de la note dont nous connaissons les conclusions très claires et que toutes les puissances ont signée, — la signe également ; il signe aussi les instructions communes prévoyant des opérations militaires et un bombardement ; il envoie les vaisseaux français au milieu des autres flottes, et en même temps il n'entend recourir qu'à la pression morale contre la Turquie ; de sorte qu'il nous met dans cette situation vraiment singulière d'entrer dans une coalition de guerre, à condition de ne se livrer à aucun acte de guerre, de participer à une démonstration navale ayant pour but d'intimider la Porte, à condition de ne faire pour notre part aucun acte de nature à rendre cette intimidation efficace !

Eh bien, messieurs, j'ose dire qu'il y a eu à tout au moins une grave imprudence. En tous cas nous étions engagés dans ce déplo-