Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/44

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fis un suprême effort, et en flageolant je réussis à me tenir debout. L’hôtesse s’aperçut de mon état de faiblesse.

— Êtes-vous indisposé ? me demanda-t-elle avec bonté.

— Oh ! Ce n’est rien, lui dis-je en souriant. J’ai resté assis trop longtemps. Cela m’a donné des fourmications dans les pieds. D’ici cinq minutes, en marchant, elles me passeront.

Et, tout en lui disant cela, stoïque, souffrant cruellement, je m’éloignai, gagnant la porte. Sur le seuil, je saluai la compagnie, et continuai ma marche d’ « homme chassé » en me dirigeant vers Airaines.

Airaines… ! Pour le plus grand nombre de bipèdes parleurs qui peuplent la terre, ce mot ne signifie pas grand-chose. Si vous laissiez tomber ce mot de vos lèvres, les uns vous demanderaient si c’est un animal exotique, les autres, si c’est une plante ; certains enfin, vous demanderaient sérieusement si c’est le nom du nouveau moutardier du pape. Mais pour moi, ce mot, c’est toute une catastrophe. C’est mon Waterloo. Mes cent jours n’ont duré que cinq heures !

Comme tout dégénère !

De Dreuil à Airaines, le trajet n’est pas bien long ; deux ou trois kilomètres environ. N’empêche que je souffris cruellement pour les parcourir. Cette halte au café m’avait littéralement brisé, anéanti.

Petit à petit, les jambes reprenaient bien un peu de leur élasticité ; mais ce n’était plus ça. Je marchais comme un automate, sans savoir si je vivais pour ainsi dire. La crainte du danger, seule, me servait de moteur. Je n’avais qu’une idée : avancer, gagner du terrain, parcourir des kilomètres ; qu’un but : Longpré. À part cela rien n’existait pour moi. Pour dire le mot : j’étais abruti.

Aussi quelle tuile ! Quel abordage en pleine poitrine, mes enfants ! Lorsque passé le carrefour d’Auvisnes, pas bien loin de Bettencourt-Rivière, je vis passer à coté de moi une automobile montée par quatre personnes : trois civils et un gendarme, un brigadier, je crois. La voiture s’arrêta brusquement à quelques mètres de moi, et le brigadier accompagné d’un homme couvert d’une pelisse en poils de lapin en descendirent. Au moment où je passais à coté d’eux, ils m’abordèrent.

— Pardon, monsieur, me dit le gendarme en saluant avec son képi ; avez-vous des papiers d’identité ?

— Des papiers ?… Ma foi, je n’ai pas l’habitude de m’en munir… Mais…