Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/25

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Je vis une mauvaise photographie d’amateur dans un joli cadre.

sais comment, de gains inattendus, rarissimes et bizarres, quatrains pour le savon du Sénégal, distiques pour les papillotes du Jour de l’An, reportages occasionnels, etc… Puis un jour, je me fatiguai de courir de garni en garni, de manger des charcuteries pas toujours fraîches et de me soutenir avec de l’alcool dans les cafés où nous rêvions une bataille d’Hernani, plus tragique encore que la première, et où Sarcey aurait été immolé. Un ami, poète comme moi, me fit entrer au ministère de la Marine. Peut-être le connaissez-vous, il s’appelait Justin Nérac, et il a laissé, lui aussi, deux ou trois petites plaquettes, les Essors vaincus, le Bréviaire de Jessica, etc. Il vivait sans souci, ayant quelque part, en province, des parents qui lui envoyaient un peu d’argent, quand il en manquait. Ce fut ainsi que je devins fonctionnaire. Mon père, même après cette concession au goût du jour, ne voulut jamais me revoir. À la fin de sa vie, il fit entrer dans son affaire mon frère cadet, qu’il aimait beaucoup et qui avait, paraît-il, l’esprit commercial ; à eux deux, ils réussirent si brillamment que, lorsque mon père mourut, il ne laissait que des dettes. Quant à mon frère, il a hérité de la haine familiale que mon père exerçait contre moi, il me méprise et ne veut pas me connaître. Moi non plus, d’ailleurs, car c’est un terrible imbécile.

Ici, mon interlocuteur sourit malicieusement.

— D’ailleurs, peut-être me recevrait-il plus volontiers aujourd’hui, s’il savait la vérité, car je ne suis pas tout à fait dénué de ressources. Mon pauvre ami Nérac, en mourant, a tenu à me laisser une petite partie de son avoir, ainsi que ses meubles et quelques souvenirs ; cela me permet de vivre honorablement, quoique poète, ajouta-t-il, en songeant aux préjugés de sa famille.