Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/26

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Vous ne pouvez vous imaginer, me dit-il ensuite, quel esprit charmant était Justin Nérac. Mais il ne savait pas s’imposer, il était doux, craintif, silencieux, n’aimait que les entretiens tranquilles et les fleurs, dont il avait toujours chez lui de belles gerbes. C’était à peu près son seul luxe. Il ne s’est pas marié par timidité, car jamais il n’a osé avouer son amour à une jeune fille. Celle qu’il aimait a épousé depuis un huissier ; je la rencontre quelquefois. Elle est grosse, rouge, satisfaite, et elle a trois enfants qui lui ressemblent en laid. Et hormis de moi, Nérac est maintenant oublié, — comme je le serai d’ici peu de temps, Monsieur Salerne, — comme je le suis déjà, aurais-je dit même, il y a un mois, avant de vous rencontrer…

Le vieil homme s’attendrit, une larme trembla au bout de ses cils, il se leva et vint longuement me serrer la main. Puis il se rassit et son regard se perdit de nouveau sur les maisons du Palais-Royal et sur les verdures neuves des charmilles, dont la couleur paraissait acide et trop claire entre les pierres presque noires.

— Mais je ne vous ai pas confié encore l’extraordinaire aventure à laquelle je faisais allusion tout à l’heure, continua-t-il. J’ai rencontré, un jour, rue de Rivoli, sous les arcades, une jeune fille dont la vue me fit sursauter, car c’était tout vivant, tout frais, tout jeune, le portrait de ma mère. Je fus si frappé, Monsieur, si ému, que je courus derrière elle et que je l’abordai. Je suis vieux hélas ! aujourd’hui, je peux me permettre de le faire sans épouvanter la jeunesse. La jeune fille me considéra d’abord avec stupeur et refusa de répondre à mes questions : je finis alors par lui avouer le motif pour lequel je les lui posais. « Je m’appelle Françoise Chédigny, » me dit-elle. Je ne savais même pas que mon frère eût convolé ! « Alors, répondis-je, vous êtes ma nièce ! » Je croyais jusque-là que ces reconnaissances ne se passaient que dans les mélodrames ; je fus bien forcé de m’apercevoir qu’elles arrivent aussi dans la réalité.

J’interrompis ici le narrateur :

— Mais vous vous appelez Bouldouyr ?

— Pour ne pas trop déshonorer mes parents, j’ai pris le nom d’une grand-mère. En réalité, je suis Valère Chédigny ; et, encore, ajouta-t-il, Valère n’est peut-être ici qu’une concession à l’esprit de roman ! Eh bien, Monsieur, conclut-il qu’en pensez-vous ? N’ai-je pas bien fait de rester à Paris ? Où aurais-je pu rencontrer ailleurs une autre nièce, la plus tendre, la plus primesautière, la plus charmante ? Car la même sève mystérieuse qui a fait pousser de si bizarres fleurs dans mon cerveau a filtré dans son esprit. La propre fille de mon âne de frère, de ce butor, de ce pilier de la comptabilité intégrale, ne goûte dans la vie que ce qui est rare, mystérieux, élégant, romanesque. Une musique joue en ce cœur, dont, avant de me connaître, elle n’avait pas entendu d’échos. Moi seul ai su épanouir cette âme méfiante et rétive. Elle va, vient, accomplit de sottes besognes ; ses parents sont fiers d’elle et parce qu’elle se tait, croient qu’elle est de leur race. Elle est de la mienne, Monsieur ! Pour elle, comme pour moi, l’escalier d’or a un sens ! Elle sait où il nous mène !

Il se tut, et j’allais me hasarder à lui parler de ses réunions dansantes, quand il me prévint et me dit :

— Voulez-vous la connaître mieux ? Je suis sûr qu’elle vous plaira. Venez souper avec quelques amis et moi, jeudi prochain… Tenez, je vais tout vous avouer, au risque de vous sembler ridicule. Pour amuser cette fillette, pour lui donner une vague image d’une vie qu’elle ne connaîtra jamais, j’ai organisé chez moi de petits bals masqués. Un vieux costumier de mes amis a taillé quelques amusantes défroques, et, pour de pauvres enfants, recueillis, de-ci, de-là, et qui vivent une existence lamentable et décolorée, il n’y a rien de plus