Page:Jaloux - Les sangsues, 1901.djvu/162

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comme toi ? La Providence fait bien ce qu’elle fait, mon cher Bonsignour, conclut l’abbé Barbaroux.

— Allons, Théodore, calme-toi. Nous n’avons que quatre jours à vivre. Il ne faut pas se faire de bile inutilement. Ne crois pas que je te rende un si grand service. C’est naturel, tout naturel. N’aurais-tu pas agi de même si je te l’avais demandé ? — Mais quand auras-tu besoin de cet argent ?

— Ce soir même, si tu pouvais, fit timidement Barbaroux.

— Très bien, très bien. Nous allons passer chez Legoff. C’est mon agent de change. Il a tant d’argent à moi qu’il pourra m’en avancer ; d’ailleurs, c’est un ami.

— Mais puisque j’ai le bonheur de t’avoir, je te retiens à dîner. Je te garde…

— Je ne peux pas !

— Si, si, tu peux. J’ai justement un bon petit repas. Je commence un pâté de Strasbourg qu’une de mes ouailles qui voyage par là-bas m’a expédié. Et puis, j’ai une langouste et des asperges. Les asperges sont des primeurs, tu sais…

— Tu vas manger tout cela, ce soir, s’écria avec épouvante M. Barbaroux, qui n’en avait jamais vu autant sur sa table.

— Mais oui, mon bon, il faut bien se soutenir. — Et comme dessert, un zambayon. Tu n’en as peut-être jamais mangé ? Figure-toi, Théodore, que ma cuisinière ne savait pas le faire. Alors j’ai appris qu’une cuisinière italienne se trouvait sans place, et je l’ai prise en pension huit jours pour qu’elle l’apprenne à Eudoxie. Maintenant, elle le réussit à merveille. Tu vas voir cela. C’est une crème, un rêve… Cela ne se mange pas, cela s’évapore, c’est une buée, une écume, une vapeur !

Et l’abbé Bonsignour eut un geste extatique, il joignit ses mains de béatitude et ferma les yeux, comme s’il s’imaginait avoir dans la bouche ce mets divin et en déguster toute la légère saveur.

— Non, non, disait Barbaroux, je suis obligé de te refuser. La personne à qui je dois remettre les cinq mille francs m’attend chez moi. Il faut que je les lui donne