Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/104

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Et, en quelque façon aussi, le splendide domicile commun, familier, domestique et sonore, ressemble encore à un théâtre avec ses acteurs sautillant sur les ponts et trottinant le long des fondamentas en procession décousue. Tandis que vous demeurez assis dans votre gondole, les trottoirs qui, à certains endroits, bordent les canaux, prennent l’importance d’une scène, qui se présente sous l’angle habituel, et les personnages vénitiens, allant et venant devant le décor éraillé de leurs petites maisons de théâtre, vous représentent les membres d’une troupe dramatique infinie.

Je me couchai très fatigué ce soir-là, et incapable de composer mon épître à Miss Tina. Était-ce cette reculade qui m’inspira le lendemain matin, dès mon réveil, l’honnête détermination d’avoir une entrevue avec la pauvre dame, aussitôt qu’elle voudrait bien me recevoir ? Elle y était pour une part, certainement, mais ce qui en avait une bien plus considérable, c’est que, pendant la nuit, la plus étrange révolution s’était opérée dans mon esprit. Je m’en rendis compte, à peine les yeux ouverts, et je sautai à bas de mon lit dans l’état d’esprit d’un homme qui se rappelle avoir laissé, la veille, la porte de sa maison ouverte, ou une bougie allumée au-dessous d’une planche.

Était-il encore temps de sauver mon bien ? Telle était la question que se posait mon cœur, car, dans la cérébralité inconsciente du sommeil, j’étais revenu à une appréciation passionnée du trésor de Juliana. Les pièces qui le composaient m’étaient devenues plus précieuses que jamais, et, dans mon besoin de les acquérir, il entrait maintenant une réelle, une positive férocité. La condition attachée par Miss Tina à la réalisation de mon désir n’était plus qu’un obstacle qui ne valait pas la peine d’une réflexion, et pendant une heure, ce matin-là, mon imagination repentante la mit de côté.

Il était absurde que je fusse incapable de rien inventer ; absurde de renoncer si