Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/105

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facilement et de se détourner du but, désemparé, parce que le seul moyen de devenir possesseur du trésor était de m’unir à elle pour la vie. Je pouvais ne pas m’unir à elle, et cependant posséder ce qu’elle possédait. Je dois ajouter qu’au moment où je lui envoyai demander de me recevoir, je n’avais encore découvert aucune autre solution, bien que je fisse durer ma toilette dans l’espoir d’une manifestation de mon génie.

L’échec était humiliant, mais comment arriver à découvrir cette autre solution ? Miss Tina me fit dire que je pouvais venir ; et tandis que je descendais l’escalier et que je traversais la sala jusqu’à sa porte — cette fois-ci, elle me recevait dans le salon désolé de sa tante — je souhaitai qu’elle ne crût pas que j’allais lui annoncer quelque chose de favorable. Certainement, elle aurait compris mon recul du jour précédent.

Aussitôt que j’entrai dans la chambre, je vis qu’il en était ainsi, mais je vis aussi quelque chose qui n’était pas dans mes prévisions. Le sentiment de son échec avait produit en la pauvre Miss Tina une profonde altération, mais jusqu’ici j’avais été trop plein de mes stratagèmes et de mon butin possible pour y penser.

Je m’en aperçus maintenant ; je puis à peine dire quel fut mon saisissement. Elle se tenait debout au milieu de la chambre, avec un visage tout de douceur incliné vers moi, et son regard de pardon, d’absolution, la rendait angélique. Il l’embellissait ; elle était rajeunie ; elle n’était plus une vieille femme ridicule ; un tour nouveau dans son expression, une sorte de magie venant de son âme, la transfiguraient, et pendant que je l’observais, j’entendis au tréfonds de ma conscience un vague murmure : « Pourquoi pas, après tout ? Pourquoi pas ? » Il me sembla que je pouvais payer le prix demandé. Plus distinctement encore que ce murmure s’éleva toutefois la voix de Miss Tina.

Je fus si frappé par l’effet différent qu’elle produisait sur moi, que je ne saisis pas clairement tout d’abord ce qu’elle disait ; puis je compris qu’elle m’adressait un adieu — elle exprimait quelque chose comme des vœux de bonheur. « Adieu — adieu ? » répétai-je avec une inflexion interrogative et sotte probablement. Je vis qu’elle ne sentait pas le mode interrogatif, elle n’entendait que les mots ; elle avait dressé sa volonté à accepter notre séparation et mes paroles frappaient son oreille comme une preuve de plus.

— Partez-vous aujourd’hui ? demanda-t-elle ; mais d’ailleurs, cela ne fait rien ; car, à quelque moment que vous partiez, je ne vous reverrai plus. Je ne le désire pas.