Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/106

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Et elle sourit étrangement, avec une douceur infinie. Elle n’avait pas douté un instant que je ne l’eusse, la veille, quittée avec horreur. Comment en aurait-elle douté, puisque je n’étais pas rentré avant la nuit pour détruire — rien que pour la forme même, par sentiment de simple humanité — une idée pareille ? Et maintenant, elle avait la force d’âme — Miss Tina avec la force d’âme, c’était une conception nouvelle — de me sourire du fond de son humiliation.

— Que ferez-vous ? où irez-vous ? demandai-je.

— Oh ! je ne sais pas ; maintenant la grande chose est faite. J’ai détruit les papiers.

— Détruit les papiers ? et j’attendis.

— Oui. Quelle raison y avait-il de les garder ? Je les ai brûlés, la nuit dernière, un à un, dans la cuisine.

— Un à un, répétai-je, en écho, froidement.

— Cela a pris longtemps. Il y en avait tant !

La chambre me parut tourner autour de moi, tandis qu’elle prononçait ces mots, et pour un instant, une nuit véritable obscurcit ma vue. Quand elle eut passé, Miss Tina était toujours là, mais la transfiguration avait disparu, et elle était de nouveau changée en une médiocre personne, vieillissante et négligée.

Ce fut sous cette forme qu’elle me parla, en disant :

— Je ne puis rester avec vous plus longtemps, je ne le puis ; et ce fut sous cette forme qu’elle me tourna le dos, comme je le lui avais tourné vingt-quatre heures plus tôt, et se dirigea vers la porte de sa chambre. Là, elle fit ce que je n’avais pas fait en la quittant : une pause assez longue pour lui permettre de m’adresser un regard. Je ne l’ai jamais oublié, et quelquefois j’en souffre encore, bien qu’il ne décelât aucun ressentiment. Non, il n’y avait pas de ressentiment, rien de dur ni de vindicatif dans la pauvre Miss Tina ; car lorsque, plus tard, je lui envoyai, comme prix du portrait de Jeffrey Aspern, une somme plus considérable que je n’avais espéré pouvoir rassembler, en lui écrivant que j’avais vendu le portrait, elle la garda, avec des remerciements ; elle ne me la renvoya jamais. Je lui ai écrit que j’avais vendu le portrait mais je confessai à Mrs Prest, à ce moment-là — j’avais retrouvé cette autre amie à Londres, à l’automne — qu’il est suspendu au-dessus de mon bureau. Quand je le regarde, je puis à peine supporter la perte que j’ai faite — je veux dire la perte des précieux papiers.

FIN