Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/13

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lait très simplement et doucement. Elle ne me demanda pas de m’asseoir, pas plus que plusieurs années auparavant — si elle était bien la même — elle ne l’avait demandé à Mrs Prest ; et nous étions debout, face à face, dans la salle pompeuse et vide.

— Eh bien ! alors auriez-vous la bonté de me dire à qui je dois m’adresser ? J’ai peur que vous ne me trouviez horriblement familier, mais, vous savez, il me faut un jardin ; sur mon honneur, il me le faut !

Son visage n’était pas jeune, mais il était candide ; il n’était pas frais, mais il était clair. Elle avait de grands yeux, qui n’étaient point brillants, et beaucoup de cheveux qui n’étaient point « arrangés » et de longues mains fines qui — peut-être — n’étaient pas propres.

Elle joignit ces dernières presque convulsivement, tandis qu’avec un regard troublé et alarmé, elle laissait échapper :

— Oh ! ne nous le prenez pas. Nous l’aimons, nous aussi !

— Vous en avez la jouissance, alors ?

— Oh ! oui. Si ce n’était pour cela !… Et elle sourit d’un pâle et vague sourire.

— C’est un luxe exquis, n’est-ce pas ? C’est bien pourquoi — ayant l’intention de demeurer à Venise quelques semaines, peut-être tout l’été, et ayant un travail littéraire à poursuivre, à lire et à écrire, de sorte qu’il me faut du calme et néanmoins, s’il se peut, beaucoup de plein air — c’est bien pourquoi je sens qu’un jardin m’est indispensable. J’en appelle à votre propre expérience, continuai-je avec le sourire le plus engageant que j’osai risquer. Allons ! ne pourrais-je jeter un coup d’œil au vôtre ?

— Je ne sais pas, je ne comprends pas, murmura la pauvre femme, plantée là, comme laissant son étonnement débile se débattre, plutôt à son désavantage, je le sentais, avec mon originalité.

— Seulement de l’une de ces fenêtres, une de ces grandes que vous avez là, si vous me permettez d’ouvrir les volets.

Et je marchai vers la façade postérieure de la maison. Lorsque je fus à mi-chemin, je m’arrêtai et l’attendis, comme si j’étais persuadé qu’elle voudrait m’accompagner. Je m’étais trouvé dans l’obligation d’agir ex abrupto, mais je m’efforçais en même temps de lui donner l’impression de mon extrême courtoisie.

— J’ai visité des chambres meublées dans tous les quartiers et il paraît impossible d’en trouver qui aient la jouissance d’un jardin. Naturellement, dans un lieu comme Venise, les jardins sont rares. Or, c’est absurde, si vous voulez, pour un homme, mais je ne puis vivre sans fleurs.

— Il n’y en a pour ainsi dire pas, ici.