Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/14

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Elle vint plus près, comme si, bien qu’elle se méfiât de moi, je l’eusse tirée par quelque fil invisible. Je continuai à avancer et elle poursuivit, tout en m’accompagnant :

— Nous en avons quelques-unes, mais de très ordinaires. Leur entretien est trop coûteux, il faudrait un homme.

— Pourquoi ne serais-je pas cet homme ? demandai-je. Je travaillerais sans demander de gages ; ou plutôt, j’y mettrais un jardinier ; vous aurez les plus jolies fleurs de Venise.

Elle protesta par une légère vibration de son, qui pouvait être aussi un soupir d’enivrement devant mon esquisse rapide. Puis elle haleta :

— Nous ne vous connaissons pas. Nous ne vous connaissons pas.

— Vous me connaissez autant que je vous connais : ou plutôt bien davantage, car vous savez mon nom. Et si vous êtes Anglaise, nous sommes presque compatriotes.

— Nous ne sommes pas Anglaises, dit mon interlocutrice, m’observant avec une soumission machinale tandis que je repoussais le volet de l’un des battants de la haute et large fenêtre.

— Vous en parlez la langue si admirablement ! Oserai-je vous demander d’où vous êtes ?

Vu d’en haut, le jardin était réellement misérable ; cependant, d’un coup d’œil je jugeai qu’on y pouvait opérer de grandes choses.

Perdue dans un abîme d’ahurissement et de douleur, elle ne me fit aucune réponse et je m’écriai :

— Voulez-vous dire que vous aussi, par bonheur, vous seriez Américaine ?

— Je ne sais pas, nous l’avons été.

— Vous l’avez été ? Sûrement, vous n’avez pas changé.

— Il y a si longtemps ! Il me semble que nous ne sommes plus rien, maintenant.

— Si longtemps que vous vivez ici ?