Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/19

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l’honneur de voir la veille, lui avait-elle parlé du jardin. C’était littéralement ce qui m’avait donné le courage de faire cette démarche tellement en dehors des usages. J’étais tombé amoureux, à première vue, de tout l’ensemble ; elle-même y était probablement tellement habituée qu’elle ne se rendait pas compte de l’impression que cela pouvait faire sur un étranger ; pour moi, cela valait de risquer quelque chose. Pouvais-je croire que la bonté qu’elle me montrait en me recevant était une preuve que mon calcul n’était pas absolument faux ? Je serais profondément heureux s’il m’était permis de le penser. Je pouvais lui donner ma parole d’honneur que j’étais la plus respectable et la plus inoffensive des créatures, et que, comme locataires du palais, si l’on peut ainsi parler, elles seraient à peine conscientes de mon existence. J’observerais tous les règlements, toutes les restrictions du monde, si seulement il m’était permis de jouir du jardin. D’ailleurs je serais enchanté de fournir mes références, mes garanties : elles seraient les meilleures qui se pussent avoir, tant à Venise qu’en Angleterre, aussi bien qu’en Amérique.

Elle m’écoutait dans une parfaite immobilité et je sentais qu’elle me regardait avec une grande pénétration, bien que je ne pusse voir que la partie inférieure de son visage pâli et ridé. Indépendamment de l’affinement dû à la vieillesse, il révélait une délicatesse qui avait dû être remarquable autrefois. Elle avait été très blonde, elle avait eu un teint merveilleux. Elle resta silencieuse quelque temps après que j’eus parlé ; puis elle reprit :

— Si vous tenez tant à un jardin, pourquoi n’allez-vous pas « in terra firma », où il y en a tant d’autres, supérieurs à celui-ci ?

— Oh ! mais c’est l’ensemble, répondis-je en souriant ; puis, comme m’abandonnant à un rêve : C’est l’idée d’un jardin au milieu de la mer. »

— Ceci n’est pas le milieu de la mer ; vous ne pouvez même pas voir l’eau.

Je la dévisageai un moment, me demandant si elle voulait me convaincre de mensonge.

— On ne peut pas voir l’eau ? Mais, chère Madame, mon bateau m’amène à votre porte même.

Elle semblait inconséquente, car elle dit vaguement, en réponse à ceci : Oui, si vous avez un bateau. Je n’en ai pas. Il y a bien des années que je n’ai été dans une de ces « gondoles ». Elle prononça ce mot comme s’il désignait un genre de choses bizarre et lointain connu d’elle seulement par ouï-dire.

— Permettez-moi de vous assurer du grand plaisir que j’aurais à mettre la mienne à votre service, répliquai-je.