Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/20

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Cependant, j’avais à peine prononcé ces mots que je me rendais compte que l’offre était d’un goût contestable et pourrait aussi me nuire en me révélant trop ardent, trop poussé par un motif secret. Mais la vieille femme demeurait impénétrable, et son attitude m’agaçait en me laissant supposer qu’elle me voyait infiniment mieux que je ne pouvais la voir moi-même. Elle ne m’adressa aucun remerciement pour mon offre quelque peu extravagante, mais fit la remarque que la dame que j’avais vue la veille était sa nièce, et viendrait présentement. Elle lui avait demandé, exprès, de ne pas venir tout de suite : elle avait ses raisons de désirer me voir seul, d’abord.

Elle retomba dans le silence et je me mis à réfléchir, me demandant quelles pouvaient bien être ces raisons cachées, ce qui allait maintenant se passer, et encore, si je pouvais me risquer à lancer quelque remarque judicieuse à la louange de sa compagne. Je me hasardai à dire que je serais heureux de revoir l’aimable absente : elle avait témoigné tant de patience à l’égard de l’originalité dont j’avais fait preuve. Cette déclaration attira une autre des phrases drolatiques de miss Bordereau.

— Elle a de très bonnes manières : je l’ai élevée moi-même.

Je fus sur le point de dire que cela expliquait toute l’aisance gracieuse de la nièce, mais je m’arrêtai à temps, et la vieille femme continua :

— Je ne tiens pas à savoir qui vous êtes ; cela m’est égal, cela signifie bien peu de chose aujourd’hui.

Le discours prenait tout à fait l’allure d’une formule de congé, et je m’attendais à ce que les mots suivants me signifiassent que je pouvais prendre la porte, maintenant qu’elle s’était offert le plaisir de contempler un tel phénomène d’indiscrétion. Je fus donc d’autant plus surpris quand elle ajouta, de son doux et vénérable chevrotement :

— Vous aurez toutes les pièces que vous voudrez, à condition que vous payiez très cher.

Je n’hésitai qu’un instant, qui me suffit pour me rendre compte de ce qu’elle vou-