Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/21

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lait dire en posant cette condition : je pensais d’abord qu’en effet elle désirait obtenir une grosse somme ; puis je fis ce raisonnement rapide que ce qu’elle appelait une grosse somme n’en serait sans doute pas une pour moi. Ma délibération intérieure, je crois, ne diminua nullement la promptitude avec laquelle je répondis :

— Je payerai avec plaisir, et d’avance, bien entendu, ce que vous jugerez convenable de me demander.

— Eh bien ! alors, mille francs par mois, dit-elle instantanément, tandis que sa déconcertante visière continuait à me masquer son attitude.

Le chiffre, comme on dit, était saisissant, et ma logique prise en défaut. La somme qu’elle avait énoncée était, d’après la mesure vénitienne en ces matières, extrêmement élevée. Il y avait, dans les coins ignorés de la ville, maint vieux palais que j’aurais pu avoir à l’année pour le même prix. Mais, autant que mes ressources me le permettraient, j’étais prêt à dépenser de l’argent, et ma décision fut vite prise. Je payerais ce qu’elle demandait, d’un visage souriant ; mais alors, comme compensation, je m’emparerais de mon « butin » pour rien.

D’ailleurs, m’eût-elle demandé cinq fois davantage, je me serais montré à la hauteur des circonstances, tant il m’aurait paru odieux d’ergoter avec la Juliana d’Aspern. C’était déjà assez bizarre d’avoir à traiter une affaire d’argent avec elle. Je l’assurai que mes vues concordaient parfaitement avec les siennes et que le lendemain j’aurais le plaisir de déposer le montant de la location de trois mois entre ses mains. Elle reçut cette affirmation avec une certaine complaisance et sans que je pusse découvrir la moindre trace de l’idée qu’après tout il serait convenable que je visse les chambres d’abord. Cela ne lui vint pas à l’esprit, et, en somme, cette sérénité était le sentiment que je désirais par-dessus tout lui voir conserver.

Nous venions de conclure notre petit arrangement lorsque la porte s’ouvrit, et la plus jeune de ces dames apparut sur le seuil. Aussitôt que Miss Bordereau vit sa nièce, elle s’écria presque gaiement :

— Il en donne trois mille — trois mille, demain.

Miss Tina se tenait immobile ; ses yeux patients se tournaient de l’un de nous à l’autre ; puis elle finit par prononcer d’un ton à peine perceptible :

— Voulez-vous dire des francs ?

— Vouliez-vous dire francs ou dollars ? me demanda alors la vieille dame.

— Je crois que vous avez parlé de francs, et je souris avec assurance.

— C’est très bien, dit Miss Tina, comme si elle sentait combien sa propre question pouvait sembler avoir dépassé la mesure.

— Qu’en savez-vous ? Vous êtes fort