Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/28

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— Oh ! il faut que je reste avec ma tante, répondit-elle sans me regarder.

Et à ce même instant, brusquement, sans aucune formalité d’adieu, elle me quitta et disparut, me laissant le soin de descendre tout seul. Je restai un moment, m’égarant dans ce désert chatoyant qu’était la vieille maison (le soleil l’inondait alors de ses rayons) retournant la situation dans tous les sens, là, sur les lieux. Il ne vint même pas la petite servante aux talons sonores pour m’escorter, et je pensai qu’après tout une telle façon d’agir prouvait au moins de la confiance.


IV

Peut-être l’indiquait-elle, mais tout de même six semaines plus tard, vers le milieu de juin, au moment où Mrs Prest se préparait à entreprendre sa migration annuelle, je n’avais fait aucune avance sensible. Je fus obligé de lui confesser que je n’avais obtenu aucun résultat, pour parler franchement. Mes premiers pas avaient été d’une rapidité inattendue, mais ne paraissaient pas devoir être suivis d’autres. J’étais à mille lieues de prendre le thé avec mes hôtesses, privauté dont — ainsi que je le rappelai à mon excellente amie — nous avions tous deux eu la vision. Elle me reprocha de manquer d’audace, et je répondis que, même pour montrer de l’audace, il faut des occasions ; vous pouvez vous lancer à travers une brèche ouverte, mais vous ne pouvez pas renverser un mur à vous tout seul.

Elle répliqua que la brèche que j’avais déjà faite suffisait au passage d’une armée, et elle m’accusa de perdre des heures précieuses à gémir dans son salon au lieu de livrer bataille sur le front. C’est vrai que j’allais la voir très souvent, d’après la théorie que je trouvais auprès d’elle la consolation bien due à l’insuccès de mon entreprise — car j’exprimais ouvertement mon découragement. Mais je finis par sentir qu’il n’est pas du tout consolant d’être perpétuellement raillé pour ses scrupules, d’autant plus injustement que, réellement, j’étais toujours à l’affût ; et je fus plutôt satisfait lorsque mon ironique amie ferma sa maison pour tout l’été. Elle avait compté s’amuser de la comédie de mes rapports avec les misses Bordereau, et était désappointée que ces rapports eussent avorté — et la comédie aussi, par conséquent.

— Elles vous mèneront à la ruine, me dit-elle avant de quitter Venise. Elles vous soutireront tout votre argent sans vous montrer le moindre bout de papier.