Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/27

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à la considération de ce problème difficile pendant un moment, puis elle dit :

— Oh bien ! vous savez, elle prend soin de moi. Elle croit que quand je serai livrée à moi-même je serai fort sotte et incapable de me tirer d’affaire.

— J’aurais plutôt supposé que c’était vous qui preniez soin d’elle. Je crains qu’elle ne soit très orgueilleuse.

— Quoi ! vous avez déjà découvert cela ? s’écria Miss Tina, avec une ombre de surprise joyeuse.

— J’ai été enfermé avec elle pendant un temps considérable et elle m’a frappé, elle m’a intéressé au plus haut point. Ma découverte ne m’a pas pris longtemps. Elle n’aura pas grand’chose à me dire pendant mon séjour.

— Non, je ne le crois pas, acquiesça ma compagne.

— Supposez-vous qu’elle me soupçonne de quelque chose ?

Les yeux honnêtes de Miss Tina ne révélèrent en rien que j’avais touché un endroit sensible :

— Je ne le crois pas : elle vous a accueilli si facilement, après tout !

— Vous appelez cela facilement ? Ses risques sont couverts, dis-je. Mais par où quelqu’un pourrait-il la tenir ?

— Si je le savais, je ne devrais pas vous le dire, n’est-ce pas.

Et avant que j’aie le temps de répliquer, Miss Tina ajouta, avec un sourire dolent :

— Croyez-vous que nous ayons des faiblesses ?

— C’est exactement ce que je vous demande. Vous n’avez qu’à me les indiquer, je les respecterai religieusement.

Là-dessus elle me regarda avec cet air de curiosité timide, mais candide et même reconnaissante, que depuis le début elle avait avec moi ; après quoi elle prononça :

— Il n’y a rien à dire. Nous sommes tellement paisibles. Je ne sais comment les jours passent. Notre vie n’existe pas.

— Je voudrais pouvoir espérer que je vous en donnerai un peu.

— Oh ! nous savons ce qui nous convient, poursuivit-elle. C’est bien ainsi.

Il y avait vingt choses que j’avais envie de lui demander : comment vraiment elles vivaient, si elles avaient des amis, des relations, quelques parents en Amérique ou dans d’autres pays. Mais je jugeai une telle enquête prématurée, je la remis à une autre occasion.

— Eh bien, ne soyez pas orgueilleuse, vous au moins, me contentai-je de dire. Ne vous cachez pas de moi complètement.