Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/3

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tache avec leur pays, étant d’ailleurs, comme l’impliquait leur nom, de lointaine filiation française. Dans les premiers temps de son séjour, Mrs Prest avait une fois tenté de les voir, mais n’avait réussi à approcher que la « petite », ainsi qu’elle appelait la nièce ; (bien qu’en fait, je découvris ensuite qu’elle était, du point de vue de la taille, la plus grande des deux). Elle avait entendu dire que Miss Bordereau était malade et, la soupçonnant dans le besoin, elle s’était rendue au vieux palais pour offrir son aide afin que s’il y avait là quelque souffrance, spécialement quelque souffrance américaine, sa conscience n’eût rien à lui reprocher. La « petite » l’avait reçue dans la grande sala vénitienne froide et ternie, pièce centrale de la maison, au pavé de marbre et au plafond de poutres à peine visibles, et ne lui avait même pas demandé de s’asseoir. Ceci n’était pas encourageant pour moi qui désirais fréquenter ce foyer, et j’en fis la remarque à Mrs Prest. Elle répondit, toutefois, avec profondeur : « Ah ! mais il y a une grande différence : j’allais leur imposer mes faveurs, et vous allez leur en demander une. Si elles sont fières, vous tenez le bon bout. » Et pour commencer, elle m’offrit de me montrer leur maison, de m’y mener dans sa gondole. Je lui laissai entendre que j’avais déjà été la voir une demi-douzaine de fois ; mais j’acceptai son invitation, car c’était un enchantement pour moi de hanter ces lieux.

J’en avais trouvé le chemin le lendemain de mon arrivée à Venise ; la description m’en avait été faite auparavant, en Angleterre, par l’ami auquel je devais des renseignements précis concernant la possession des papiers. Je l’avais assiégée de tous mes yeux, tout en dressant mes plans de campagne. Jeffrey Aspern, à ma connaissance, n’y avait jamais mis les pieds ; mais, par la grâce d’une hypothèse alambiquée, j’y croyais entendre quelque écho mourant de sa voix.

Mrs Prest ne savait rien des papiers, mais s’intéressait à ma curiosité, comme à toutes les joies et tous les chagrins de ses amis. Tandis que nous allions, glissant dans sa gondole, l’étincelant tableau vénitien s’encadrant à droite et à gauche dans la petite fenêtre mobile, je vis que mon ardeur l’amusait vraiment beaucoup et qu’elle considérait mon intérêt dans un butin possible comme un beau cas de monomanie. « À vous voir, on croirait que vous vous attendez à tirer de là la solution du problème de l’univers », disait-elle ; et je repoussais cette accusation en répliquant seulement que, si j’avais à choisir entre cette solution précieuse et un paquet des lettres de Jeffrey Aspern, je savais ce qui me paraîtrait le gain le plus précieux.