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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/4

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Elle affecta de traiter légèrement son génie et je ne pris aucune peine pour le défendre. On ne défend pas son dieu : son dieu est par soi-même sa propre défense. D’ailleurs, aujourd’hui, après sa longue période d’obscurité relative, il brille haut au firmament de notre littérature, ainsi que chacun peut le voir ; il est une part de la lumière qui éclaire notre chemin. Tout ce que j’en dis fut que, sans doute, ce n’était pas un poète de femmes ; ce à quoi elle répondit assez heureusement qu’il avait été au moins celui de miss Bordereau. Ce qui m’avait paru le plus étrange, en Angleterre, avait été de découvrir qu’elle vivait encore : c’était comme si on m’en avait dit autant de Mrs Siddons, de la reine Caroline, ou de la fameuse Lady Hamilton, car il me semblait qu’elle appartenait à une génération aussi totalement éteinte que celle-là.

« Mais elle doit être fabuleusement vieille, au moins centenaire », avais-je dit tout d’abord ; ayant ensuite compulsé les dates, je me rendis compte qu’elles ne l’y obligeaient pas rigoureusement, qu’elles lui permettaient en somme de ne pas excéder de beaucoup la commune mesure. Néanmoins, elle était d’âge vénérable, et ses relations avec J. A. dataient de sa première jeunesse. « C’est son excuse », dit Mrs Prest légèrement sentencieuse et cependant, aussi, comme honteuse de proférer une phrase si peu dans le véritable ton de Venise ! Comme si une femme avait besoin d’excuse pour avoir aimé le divin poète ! Il n’avait pas seulement été un des esprits les plus brillants de son temps (et dans son temps, quand le siècle était jeune, il y en avait, comme chacun sait, un grand nombre), mais l’un des hommes de plus de génie, et l’un des plus beaux.

Sa nièce, d’après Mrs Prest, était d’une antiquité moins reculée et nous risquâmes la conjecture qu’elle n’était peut-être que petite-nièce. C’était possible. Je n’avais que tout juste ma part dans la maigre somme de connaissances du sujet possédée par mon coreligionnaire anglais John Cumnor, qui n’avait jamais vu le couple. Le monde, ainsi que je l’ai dit, avait reconnu le talent de Jeffrey Aspern, mais Cumnor et moi l’avions reconnu davantage. Aujourd’hui les foules affluaient à son temple, mais, de ce temple, lui et moi nous nous considérions les prêtres consacrés. Nous maintenions, et justement, je le crois, que nous avions fait plus que quiconque pour sa mémoire, et nous l’avions fait simplement en ouvrant des fenêtres sur quelques phases de son existence. Il n’avait rien à craindre de nous, n’ayant rien à craindre de la vérité, qui seule, après tant d’années écoulées, était intéressante à établir.