Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/30

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tait comme l’existence de deux créatures pourchassées, et simulant la mort.

Les deux dames ne paraissaient recevoir aucune visite, n’avoir aucun contact avec le monde. Car il me semblait bien que personne ne pouvait entrer dans la maison ni que Miss Tina ne pouvait en sortir, sans que je m’en aperçusse. Je fis ce que je n’aimais pas faire, mais je me le pardonnai pour une fois : je questionnai mon domestique sur leurs habitudes, et lui laissai entendre que toute information à leur sujet qu’il pourrait obtenir serait intéressante pour moi. Mais il récolta étonnamment peu pour le fin Vénitien qu’il était. Il faut bien dire que, là où règne un jeûne perpétuel, peu de miettes tombent de la table. Les capacités de mon serviteur dans d’autres branches étaient suffisantes, sinon absolument à la hauteur de celles que je lui avais attribuées à ma première entrevue avec miss Tina.

Il avait aidé mon gondolier à m’amener une charretée de mobilier ; et, quand ces divers objets furent arrivés en haut du palais et distribués suivant les règles de notre commune sagesse, il organisa mon train de maison, lui donnant toute la dignité compatible avec le fait qu’il le constituait à lui tout seul. Bref, il me fit une vie aussi confortable que l’instabilité de mon avenir pouvait le permettre. J’aurais désiré qu’il tombât amoureux de la servante de Miss Bordereau ou, à défaut de cela, qu’il la prît en aversion : chacun de ces événements pouvait provoquer une catastrophe, et une catastrophe pouvait mener à une conversation. J’avais l’idée qu’elle ne demandait qu’à se montrer sociable, et, comme je la voyais voleter, ici et là, allant exécuter quelques courses pour la maison, il était donc possible d’entrer en rapport avec elle.

Mais ma soif d’information ne put se désaltérer à cette fontaine et j’appris plus tard que les affections de Pasquale s’étaient fixées sur un objet qui le rendait indifférent à toute autre femme. C’était une jeune personne qui possédait un visage poudrederizé et venait souvent le voir. Elle pratiquait le métier d’enfileuse de perles — quand cela lui convenait — ces ornements se fabriquant à profusion dans Venise ; ses poches en étaient pleines et j’en rencontrais perpétuellement sur le sol de mon appartement, et, dans la maison, elle observait d’un œil méfiant sa rivale possible. Bien entendu, ce n’était pas à moi de faire bavarder les domestiques et je n’adressai jamais la parole à la cuisinière de Miss Bordereau.

Une preuve me frappa de cette résolution prise par la vieille femme de n’avoir jamais affaire à moi : elle ne m’envoya aucun reçu des trois mille francs que j’avais payés pour ma location. Je l’attendis pendant quelques jours, puis, quand j’y eus renoncé, je perdis bien du temps