Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/31

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à me demander quelle pouvait être sa raison de négliger une formalité aussi courante et aussi indispensable. Au premier moment, je fus tenté de le lui réclamer ; après quoi, je renonçai à cette idée — bien que je fusse convaincu que j’aurais eu raison de le faire en ce cas particulier — pour m’en tenir à la résolution générale de ne soulever aucune difficulté.

Si pourtant Miss Bordereau me soupçonnait de nourrir des plans ultérieurs, peut-être me soupçonnerait-elle moins en me voyant user avec elle de procédés d’affaires. Cependant je renonçai à les employer. Il était possible qu’à ses yeux cette omission jouât le rôle d’une impertinence, d’une ironie bien visible, pour montrer comment elle savait traiter de haut les gens qui avaient essayé de la traiter de même. D’après cette hypothèse, il était bon de lui faire voir que ses petits manèges passaient inaperçus. La réelle explication de la chose — je le découvris plus tard — était tout simplement le désir éprouvé par la pauvre dame de souligner le fait que je jouissais d’une faveur aussi sévèrement limitée qu’elle avait été libéralement octroyée. Elle m’avait donné une partie de sa maison, mais à cela elle n’ajouterait pas la moindre feuille de papier avec son nom dessus.

Je dois dire que même au premier moment cela ne me fut pas trop désagréable, car la situation entière me charmait par son originalité. Je prévoyais un été fait à souhait pour mon âme d’homme de lettres et la sensation d’exploiter l’étonnante occasion était infiniment plus puissante que celle d’être exploité moi-même. Une intrigue vénitienne ne pouvait se poursuivre sans patience et, du moment que j’adorais les lieux, j’entrais beaucoup plus dans leur esprit en en accumulant une forte provision.

Cet esprit de Venise me tenait une constante compagnie et semblait me regarder à travers le visage, immortel et ressuscité et tout rayonnant de génie, du grand poète qui m’inspirait. Je l’avais invoqué et il était venu : il errait autour de moi la moitié du temps ; c’était comme si son beau fantôme était revenu sur terre pour m’assurer qu’il tenait cette affaire comme sienne autant que mienne, et que nous l’amènerions fraternellement et tendrement à sa conclusion. C’était comme s’il me disait : « La pauvre amie, ne la bousculez pas, ses préjugés sont naturels ; laissez-lui le temps de se reconnaître ; quelque étrange que cela doive vous sembler, elle était fort séduisante en 1820. En somme, nous sommes à Venise ensemble, et quel lieu du monde serait préférable pour la rencontre de deux amis ? Voyez comme la ville s’épanouit à mesure que l’été s’avance : comme le ciel, et la mer, et l’air rose, et le marbre des palais frémissent et se fondent tous à la fois. »